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  • Un respect fait « de terreur et de confiance »

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    Est sacré le phénomène pourvu d’une valeur insigne particulière, le geste mu par une force qui lui confère une efficience spécifique. Le sacré donne du sens, et implique l’idée d’un certain pouvoir accordé à ce qui en est le réceptacle : c’est à ce double titre qu’il constitue le lieu originaire des pratiques de soins et habite toujours la médecine actuelle. Dans cette optique, l’anthropologie du soin, comme l’ont montré le philosophe G. Canguilhem et les anthropologues R. Bastide et R. Laplantine, relève du même type d’analyse que l’anthropologie religieuse. On dit couramment de la santé qu’elle est sacrée, en vertu de sa valeur qui surpasse celle de tout bien déterminé ; sacrée également la maladie depuis la plus haute antiquité et aujourd’hui encore, qui a le pouvoir de transformer si radicalement l’existence.

    Possession, cette fameuse « maladie sacrée » antique chez celui que la divinité Hécate visite la nuit ; malédiction qui habite le lépreux du moyen âge, le fou de l’époque classique ; état d'impureté du malade mental ou du sidéen supposés véhiculer une bien étrange contagiosité. Comme le montre M. Foucault, la folie prend, à la fin du moyen-âge, la place symbolique de la lèpre; c'est dans le symbolique et non dans la rigueur médicale que la folie va d'abord être ramenée à la maladie. Une étude menée dans les années 1980 dans la commune rurale d'Ainay-le-Château, où est pratiqué le placement familial des malades mentaux, témoigne de la persistance de ces représentations. Portant sur la façon dont les habitants perçoivent les patients qu'ils prennent en charge, elle montre comment les premiers tracent dans la vie quotidienne des limites tant matérielles que symboliques entre eux-mêmes et les malades. M. Grmek a montré comment ces attitudes et craintes ataviques s’étaient reproduites à propos du Sida. L'image de l'impureté relève de la fascination, de la terreur sacrée du possédé. Cette fascination pour la maladie est ambivalente. Ainsi, la maladie est également pensée comme élection divine qui permet d’échapper à la damnation à travers cette épreuve envoyée par Dieu, que ce soit dans la tradition des premiers chrétiens (Basile de Césarée), ou dans la tradition musulmane pour laquelle le malade est un martyr. Dans un autre horizon, (dans la culture malgache par exemple), cette élection peut être la manifestation d’un don et une initiation à l’expérience de la maladie qui donne un pouvoir particulier de soigner.

    Ainsi, l'étiologie des maladies est suscitée non seulement par le besoin thérapeutique, mais d'abord par l'incrédulité et l'impuissance qui accompagnent leur découverte ; tandis que l'angoisse suscitée par l’apparition de la maladie pose la question de sa signification, le besoin thérapeutique oriente l'interrogation sur les causes qui rendent compte des processus de son apparition. Dans certaines cultures, les deux questions sont nettement séparées. Le devin tentera d’interpréter la maladie pour en découvrir l'acte initiateur, et énoncer le rituel réparateur auquel devra se soumettre le patient ; le guérisseur, quant à lui, n'est concerné que par la manifestation de la maladie, et déterminera la cure après examen des symptômes.

    Si la même personne peut éventuellement assumer le rôle de devin et celui de guérisseur, les deux tâches sont en tout cas distinguées. Il est remarquable de noter que la recherche d’un sens sacré à la maladie s’accompagne généralement d’un développement important des connaissances empiriques ; M. Mauss insistait sur le fait que la magie « attache une importance extrême à la connaissance et celle-ci est un de ses principaux ressorts ; en effet, nous avons vu à maintes reprises que, pour elle, savoir c’est pouvoir. Elle constitue, très vite, une sorte d’index des plantes, des métaux, des phénomènes, des êtres en général, un premier répertoire des sciences astronomique, physiques et naturelles. »

    D'autre part, comme en témoignent de nombreuses enquêtes anthropologiques, on peut aussi sans contradiction avoir recours à la biomédecine et aux devins, dans la mesure où l'on peut agir sur la maladie à divers niveaux ; comme le montre

    B. Good à travers un travail mené sur des cas d'épilepsie en Turquie, ces divers niveaux peuvent être indifféremment invoqués lorsqu'on cherche, à travers le récit qu'on en fait, à comprendre la survenue et le développement du mal. En Occident, la séparation des deux domaines fait l'objet d'une histoire, ou c’est du moins ce qu’il est convenu d’admettre, la médecine scientifiquement fondée ayant congédié les autres formes de démarches soignantes.

    On sait que la médecine fut d’abord dans l’Antiquité l’affaire d’une transmission familiale, et surtout, dans ce contexte, celle d’un accès aux mystères. À côté de la célèbre tradition des Asclépiades, de nombreuses écoles de médecine jalonnent la Grèce antique ; parmi elles, par exemple, l’école de Pythagore, celui qui ne divulguait son savoir que derrière un rideau, et auquel on doit la notion d’ésotérisme. Les pratiques savantes fondées sur l’ésotérisme existent toujours aujourd’hui ; comme l’indique Richard Logier, elles traversent l’histoire, des alchimistes au temps de Giordano Bruno aux rosicrusiens et à leurs successeurs (notamment les mesmeriens et les steineriens). L’anthropologue distingue ces pratiques de celles de la médecine populaire sur deux points essentiels : le pouvoir particulier de soigner (par exemple l’imposition des mains pour calmer une douleur) ne relève plus ici d’une transmission par don : il s’agit d’une transmission d’un savoir particulier qui exige l’initiation ; d’autre part, la pratique ne s’effectue pas dans l’espace public, mais au sein de réseaux d’initiés (parmi lesquels par exemple les réseaux francs-maçons).

    Mais cette dimension sacrée habite aussi la pratique et la réception de la biomédecine. La langue du médecin n’en fait-il pas d’emblée un initié, dont on cherche à déchiffrer le discours obscur ? Le vocabulaire témoigne de la façon dont la croyance religieuse ou la croyance à des puissances naturelles, sociales (dans la sorcellerie) ou surnaturelles, a pu se déplacer sur le discours scientifique lui-même. Ainsi, l’emprunt de la notion de prédiction au registre traditionnel de la magie investit la médecine prédictive à la fois de l’illusion de toute puissance qui s’est exprimée dans les premiers développements scientistes de la médecine scientifique, et de l’impuissance atavique ressentie devant ce qui est écrit d’avance. Cette ambivalence de la notion de prédiction éclaire sous un jour inattendu les difficultés qu’elle soulève, tant il est vrai que nommer, c’est construire le sens d’un phénomène. Le caractère rituel n’a pas non plus déserté les pratiques contemporaines : le praticien sait que certains gestes de l’auscultation auront dans certains cas une portée plus symbolique que technique, mais n’en seront pas pour autant moins efficients. Du respect témoigné au sacré, R. Caillois écrivait qu’il « est fait à la fois de terreur et de confiance ». Peu importe le principe auquel on le rapporte : « dieu universel et omnipotent des religions monothéistes, divinités protectrices des cités, âme des morts, force diffuse et indéterminée qui donne à chaque objet son excellence dans sa fonction, qui rend le canot rapide, l’arme meurtrière, l’aliment nourrissant ».

    Le médecin est ainsi investi du pouvoir du discours scientifique dont il est le dépositaire et dont il tire ses techniques spécifiques et son efficience.

    Refoulé, le sens ne peut manquer de ressurgir et ces remarques témoignent qu’on ne peut en faire l’économie. Comme le fait remarquer P. Ricœur, la critique positiviste de la religion se limite à la mise en cause de son fondement, c’est-à-dire à la question des preuves de l’existence de Dieu. Elle ne questionne pas ce que le sens divin accordé au monde, aux modalités de l’agir, et notamment à la maladie, révèle. Si la démythologisation scientifique a consisté à dépouiller le mythe de toute prétention étiologique qui en ferait une explication du monde, il reste à bien des égards à réaliser une démythologisation philosophique, qui pose la question du sens existential que conserve le mythe. Un tel travail conduirait à mieux prendre la mesure des peurs et des désirs qui sous-tendent aujourd’hui une certaine sacralisation du discours scientifique lui-même.

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