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  • Apaiser l'esprit pour guérir le corps

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    Le « sacré », nous dit le dictionnaire Robert, est « ce qui appartient à un domaine séparé, interdit, inviolable et fait l’objet d’un sentiment de révérence religieuse ». C’est aussi, pour certains, ce qui donne la vie et peut la ravir. C’est le lieu de médiation avec le divin. Durkheim a pu écrire : « Le sacré est un trait permanent et essentiel de l’humanité. C’est ce dont on ne peut s’approcher sans mourir ». Le sacré suscite des sentiments d’effroi, de vénération ; son contact est dangereux. Il est comme un cordon ombilical ; il est relation au monde par cet intermédiaire. On peut dire aussi que tout ce qui donne sens à la vie d’un être humain est chose sacrée. Il en est ainsi de la personne humaine et par l’intermédiaire de la médecine, qui peut considérer l’individu comme « sacré », science et sacré sont ainsi ramenés ensemble au même niveau ; celui de l’humain face au « tout autre » qui les transcende. Roger Caillois écrit : « Tout se passe comme s’il suffisait pour rendre sacré quelque objet, quelque cause ou quelque être, de le tenir pour fin suprême et de lui consacrer sa vie, c’est-à-dire de lui vouer son temps et ses forces, ses intérêts et ses ambitions, de lui sacrifier au besoin son existence… » Voilà quelques réflexions ou définitions du sacré qui le rapprochent fort de l’idée que se fait la médecine en « sacralisant » l’individu, dans la démarche de soins.

    Une autre définition du sacré consiste à l’opposer au « profane », dans le sens où ce terme désigne « ce qui est dans l’enceinte du temple », ce qui s’en approche mais ne peut y pénétrer.

    Il semble que depuis les temps les plus anciens, la médecine et le sacré, la religion étant entendue comme une partie du « sacré » mais pas sa totalité, aient fonctionné de façon inséparable ; dans l’opposition, dès l’Antiquité, entre les médecins grecs de l’île de Cos et ceux de l’île de Cnide était déjà en germe l’opposition actuelle entre la médecine « biologique » et la médecine « psychosomatique ». Hippocrate, tout en conservant la dimension sacrée de la médecine, semble avoir introduit les premières notions en rapport avec l’observation et donc les premiers pas d’une approche scientifique. Rappelons-nous que c’est au pied des piliers du temple de Cos que les dormeurs devaient rêver et raconter au prêtre-médecin leurs rêves afin qu’ils soient interprétés…

    La médecine partage avec le sacré les rituels, les mots « savants », les cadres d’exercice rigoureux, l’ésotérisme parfois… Tous deux ont le même goût pour le secret, le mystère. Tous deux se sont de tout temps nourris des mythes. La santé et les médecins qui la servent sont les plus nombreux représentants des mythes occidentaux modernes : les Docteurs Faust, Frankenstein, Mabuse, etc. attestent de leur importance dans l’imaginaire contemporain.

    La santé est un élément mythique, car elle est un élément réunificateur. Elle donne une personnalité à la communauté, en lui rappelant ses héros et ses événements fondateurs, générant périodiquement des fêtes, les congrès n’en sont-ils pas un exemple, pour renouveler un sentiment périodique d’appartenance… ?

    Mais il existe des cas concrets où la pensée « sacrée », religieuse, représentée par la prière ou par la méditation, a pu démontrer une efficacité réelle. Ce sont par exemple les études troublantes sur la force de la prière ou de la méditation dans certaines pathologies. Des chercheurs américains de la Colombia University à New York ont ainsi mené une étude en Corée sur l’impact de la prière sur la fécondité in vitro… ; ils ont été surpris par les résultats : dans le groupe de femmes pour lesquelles des intercesseurs étrangers priaient, le taux de grossesse a été de 50 % contre 26 % dans le groupe de femmes pour lesquelles personne ne priait. Les personnes priant pour les femmes résidaient aux États-Unis, au Canada et en Australie, et ne disposaient d’aucune information sur elles, hormis leur photo.

    Ces résultats ont interpellé les chercheurs, sans pour autant leur permettre de trouver une explication. Mais ils ont pu les comparer à une autre enquête suggérant un bénéfice des prières par intercesseurs pour des patients admis en unité de soins coronaires ; réduction de 25 à 30 % des complications lors des interventions par des techniques d’exploration cardiaque invasives lorsqu’il existait une participation « noétique » (par la pensée) : ceux qui avaient eu droit à des prières étaient ceux qui se sentaient le mieux… D’autres études portant sur les effets bénéfiques de la méditation (bouddhiste) ont été publiées et ont montré une efficacité importante sur la baisse des chiffres tensionnels dans l’hypertension artérielle…

    Sans en tirer des conclusions hâtives, il apparaît cependant comme une évidence que, par la découverte de soi, par la « dilatation de la conscience », par l’utilisation de la transcendance comme force de dépassement, l’être humain peut interagir sur son corps et sur son psychisme, pour diminuer ou amoindrir l’impact des maladies. Chacun possède une force qu’il n’exploite pas toujours… ; on n’est pas très éloigné ici de la dimension sacrée de l’être ou de la dimension « apaisante » des cultes sacrés, comme facteurs de lutte contre l’angoisse.

    Il faut, à ce stade du débat, rapprocher ces expériences et leurs conclusions d’une autre réflexion qui distingue trois représentations principales du sacré dans l’histoire humaine et ramène également à la façon d’appréhender les maladies ; dans une première approche, les maladies de l’homme viennent de la nature ; il faut donc les respecter et les accepter. Dans une deuxième approche, elles sont issues de « l’au-delà » : là encore, le fatalisme s’impose. Enfin, une troisième conception, plus récente, lie le sacré et la maladie et fait appel (Durkheim) à la société qui rend malade : on peut citer à l’appui de cette thèse les méfaits de la pollution, du travail à outrance, de la difficulté des contacts humains… Pour Durkheim, « l’idée de société est l’âme même de la religion ».

    Après ce tour d’horizon rapide des liens possibles entre sacré et guérison des souffrances humaines, il me faut aborder maintenant les limites de cette dimension « sacrée » dans ses applications médicales.

    Dans la médecine moderne, la science et ses effets ont de toute évidence une place prépondérante. Responsable de progrès extraordinaires dans tous les domaines de la vie humaine, depuis la naissance jusqu’à la fin de la vie, en passant par la diminution de nombreuses souffrances et même la disparition totale de certaines maladies, cette « médecine triomphante » s’appuie sur les techniques les plus sophistiquées pour démontrer son pouvoir. Elle en oublierait presque la finalité de l’acte médical, qui est certes de guérir, mais qui est aussi de soulager et de consoler l’être humain. Ce sont les deux faces de Janus, le conflit d’intérêt d’où jaillit la pensée. Plus de science et moins « d’humain ». Trop d’« humanité » mais pas assez de rigueur scientifique. J’approche ici d’un débat éternel qui est celui de l’objectif et du subjectif dans la pensée ; celui de l’appréhension ou non du réel et de sa définition, celui aussi du rationnel et de l’irrationnel.

    Pour Freud, le fondateur de la psychanalyse, le « sentiment océanique » qu’il évoque comme synonyme du « religieux », du « numineux », dans l’un de ses derniers ouvrages, Malaises dans la civilisation, ne serait in fine qu’une projection névrotique et un intense désir de protection par le père. Freud nous dit encore, en critiquant les notions de religion et de sacré, que « tout sentiment de sacré est une phase primitive du sentiment du moi » ; qu’il correspond, pour ce « moi », à un besoin religieux et se rattache à l’état infantile et à son besoin de dépendance absolue. Nous sommes ici dans la nostalgie du père, qui s’entretient grâce à la puissante prépondérance du sort et aux diverses menaces qui pèsent sur l’homme… C’est à ce stade que l’être humain est dans le narcissisme le plus absolu.

    D’où le rôle sacerdotal du médecin pour le patient, qui en attend alors pour guérir une attitude essentiellement paternaliste. Il veut être conduit et dirigé. Il est cependant avéré qu’une certaine forme de sacré, celle qui évoque l’activité religieuse au sens le plus limité, risque d’évoluer vers une étroitesse d’esprit et une intolérance grave. On le voit dans les fanatismes religieux de toutes sortes. Ainsi, cette notion de sacré présentera pour le patient, comme je l’ai évoqué, le risque d’une passivité, d’un renoncement face à la maladie et à la souffrance. Dans ce contexte, on comprend mieux que des conceptions actuelles comme l’Evidence Based Medecine (médecine basée sur les preuves) s’oppose dans ce combat éternel à une médecine psychosomatique globale de l’individu, par ailleurs indivisible.

    Ainsi, les relations somato-psychiques et psychosomatiques s’exercent-elles à double sens chez l’être humain et correspondent à des données qui dépassent largement l’abord scientifique, puisqu’il n’existe pas de science du « particulier » mais seulement du « général ». Un exemple de soins qui utilise ces notions est celui de la psychothérapie en médecine générale, qui reprend la notion des « trois espaces », sur laquelle je ne peux m’appesantir, mais qui considère que dans un premier temps psychothérapeutique le patient est amené à vivre dans une relation « paternaliste » avec son médecin ; la dernière phase consistant pour le praticien à redonner au patient une autonomie « perdue », de façon à ce qu’il puisse mieux lutter contre ses souffrances et ne s’en réfère alors qu’à lui-même.

    Cette quête de l’autonomie en médecine est évocatrice de l’évolution actuelle des représentations de la santé et exprime bien la distance prise avec une pensée « océanique », « numineuse » ou plus simplement « sacrée » du fonctionnement humain. Ici, l’individu se veut responsable de lui-même dans la clarté et la transparence. Il s’assume et l’autre, le médecin, le psychologue, le psychiatre, le psychanalyste, n’a plus alors qu’un rôle d’accompagnant. Il est en quelque sorte le guide sur la trajectoire de la maladie, pour sortir au plus vite le patient, omnipotent, du tunnel de la souffrance.

    Ici se pose également le problème d’actualité d’une évolution scientifique possible ou non des techniques visant à « défouler » le « refoulé » : psychothérapie, psychanalyse, hypnose, méditation, yoga, etc. Sur quels critères évaluer leur efficacité ? La satisfaction ressentie par le patient ? Mais ce n’est pas une attitude « scientifique ». La satisfaction du soignant ? Les bénéfices pour la société ? Vaste débat, qui induit également celui des thérapies « recouvrantes » et de celles qualifiées de « découvrantes », les « superficielles » et les « profondes » en quelque sorte. On s’interroge alors sur les possibilités autres que scientifiques pour soulager l’homme malade. Car n’existe-t-il pas une intolérable souffrance, une considérable angoisse à se retrouver seul face aux techniques les plus avancées, au risque de subir les menaces de la nature, celles de notre propre corps, celles enfin que la société engendre ? L’être humain a besoin de croyance et la maladie est parmi ces menaces l’une des plus fortes. Alors tout ce qui va soulager, consoler, guérir dans la fonction même des cultes sacrés est à retenir. On a pu dire (Cioran) qu’il suffisait de faire un court séjour dans les urgences d’un hôpital pour… rapidement devenir bouddhiste ! Alors faut-il, et comment, intégrer la dimension du « sacré » dans cette médecine scientifique irremplaçable et irremplacée ? Transformer chaque être humain en sa propre « Église » est l’un des objectifs du calvinisme. C’est aussi l’apologie de la réussite, en quelque sorte sa « sacralisation ». Mais cette dimension individualiste a ses propres limites, même si l’autonomie du patient est un idéal à atteindre ; l’abolition du secret, le règne de la transparence engendrent une pathogénicité à type d’angoisse, voire de dépression.

    La condition de l’homme est et reste précaire. Sa finitude, la mort, lui rappelle que, pour évoquer « le but de la vie », seule la religion peut se faire entendre (Freud), et sans but, le désespoir directement lié à l’absurdité de l’existence n’est pas loin. L’être humain, soumis aux forces « écrasantes » que nous avons évoquées, a besoin de cette pensée du « Tout Autre » ou de l’« Au-delà ». L’absence de père n’apporte pas la sérénité. Pire : elle risque d’entraîner avec elle une pathologie psychosomatique liée à l’état d’« anomie », à l’origine de conflits permanents au sein de l’individu lui-même ; et cela de façon tout à fait parallèle à celui de la société dans laquelle il évolue. L’absence de forme unificatrice, l’éclatement du sacré, est porteuse en elle-même d’angoisse et de souffrance. Mais le « sacré » semble s’être déplacé. La médecine apparaît alors comme une nouvelle religion, « séculaire » cette fois, en possession de tous les instruments du sacré. L’exemple de l’hôpital avec ses rites (la visite du patron, le lavage des mains, le vocabulaire, les vêtements mêmes…) évoque la religiosité.

    Les médecins, comme de « nouveaux clercs », avec leurs spécificités, leurs spécialités, leur prestige dans un domaine particulier, reconnu comme fondé par toute la société, constituent l’exacte reproduction du rôle et du statut des spécialistes du sacré, qui guidaient jadis les sociétés humaines. Ils sont les garants du savoir, de la connaissance des mystères, du langage ésotérique qui, bien qu’explicité et transmis, demeure mystérieux et inapprochable, donc sacré pour l’immense majorité des humains. La fascination pour l’« inexplicable » fait le reste, permettant au sacré une métamorphose supplémentaire.

    On rencontrera alors de nombreuses médecines « douces » ou complémentaires : homéopathie, acupuncture, phytothérapie, etc., qui toutes ont en commun de ne pas arriver à passer la barre de la « preuve » scientifique, de rester donc dans le subjectif et l’irrationnel. Mais la « transcendance » est là, qui à chaque instant peut montrer son pouvoir, sa force, sa présence dans l’être humain. En médecine comme dans la culture et la civilisation, cette transcendance est présente. Même, et peut-être surtout, si les valeurs scientifiques et techniques sont difficiles à véritablement transcender et de ce fait ne trouvent que peu de lien avec l’humanité.

    En conclusion, l’idée d’une médecine « rationnelle » qui guérirait en faisant l’impasse sur la dimension « sacrée » est-elle vraiment crédible ? Et les concepts issus de la « réussite » et de l’« efficacité » ne renvoient-ils pas eux-mêmes au sacré ? Enfin, dans les termes mêmes de médecine psychosomatique, et a fortiori somato-psychique, ne voit-t-on pas poindre les dimensions de la transcendance que chaque homme possède avec une plus ou moins grande conscience ? Freud, en citant Goethe, reprend avec clarté cette idée en écrivant : « Celui qui possède la science et l’art possède la religion ; celui qui ne les possède pas tous deux, puisse-t-il avoir la religion ! » La science et l’art, je les ai cités d’emblée, définissent l’ensemble de la médecine, mais ils doivent, pour être totalement complémentaires, s’entraider, se secourir, s’associer à ce fameux sentiment « océanique ». Karl Rohner, dans une envolée lyrique, résume bien le conflit d’intérêt qui repose au fond de chacun : « Parvenu à l’ultime profondeur, ce que l’homme sait le mieux, c’est que son savoir (ou ce qu’il désigne communément par ce terme) n’est qu’une petite île dans l’océan infini qu’on ne peut traverser, et que la question existentielle qui se pose à celui qui veut connaître est la suivante : préfère-t-il la petite île de son prétendu savoir à la mer du mystère infini ? »

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