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  • Les Voies insondables des bobos de l’âme

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    L’époque voudrait que la folie ne soit plus. Réalisant des prodiges, la médecine attend de la psychiatrie qu’elle devienne elle aussi une authentique médecine, une médecine mentale. Reste à convaincre les malades, à en faire des patients, en leur « annonçant » leur diagnostic comme les laboratoires pharmaceutiques nous poussent à le faire.

    Ce serait trop simple. Bien sûr, par bien des côtés, nous assistons à une désacralisation de la folie. Mettons au crédit de la psychiatrie l’abandon de la conception religieuse de la folie. Elle rejetait les fous dans une irréductible altérité (« il ne faut pas contrarier les fous »), les dotait du statut juridique des absents, les jugeait « en effigie », et les appelait « forcenés », d’un terme dont les latinistes savent qu’il signifie « hors sens » et ne dérive nullement du mot force. Logique avec la « pire des infortunes », la société jugeait superflu de punir ceux qui l’étaient déjà au-delà du pensable. Coupés du commun, on leur prêtait la possibilité d’un commerce direct avec les puissances surnaturelles, dieux et démons. La vérité, qui comme chacun sait sort de la bouche des enfants, sortait parfois de celle des illuminés. Doit-on rappeler que la notion d’inspiration correspondait très strictement à la capacité d’un sujet de se comporter en médium du « souffle divin »? Il n’y avait alors que deux volontés pensables : celle du sujet, et la divine. Pour ceux qui choisissaient la vie religieuse et qui se consacraient au service de Dieu, tout était bon pour s’ouvrir à la volonté divine, de la chasteté à la tonsure. Les coiffeurs et les mères qui shampouinent leurs enfants savent qu’en arrière de l’apex du crâne, il est un point autour duquel les cheveux semblent s’enrouler en spirale. C’est une indication suffisante pour que la tonsure fasse sauter l’obstacle des cheveux à la pénétration divine. Cette rigoureuse alternative, soit la volonté divine, soit la volonté humaine s’exprimait chez le commun des mortels sur le mode de l’intermittence.

    Tout le monde est capable de tousser sur commande, et le médecin le sait bien, qui ausculte avant et après l’avoir demandé à son patient. Par contre, personne ne sait éternuer à la demande. L’éternuement échappant à la volonté humaine ne peut que relever de la divine. D’où l’aimable invitation des proches à formuler aussitôt, intérieurement, des vœux. « A tes souhaits » est compris comme devant conduire immédiatement à un moment de recueillement, d’interrogation introspective de ses désirs et attentes. C’est qu’il s’agit de saisir la minute, de profiter de cet instant de manifestation d’une volonté divine pour formuler ce que l’on voudrait. Il s’agit bien sûr de le communiquer en haut lieu, pendant que le courant passe. Mais plus fondamentalement, l’éternuement, par son caractère involontaire et inconscient, par son surgissement ignorant du contexte, inaugure un moment d’une nature différente, propice à une interrogation d’autant plus intraitable qu’il s’agit en quelque sorte d’une interrogation-surprise de son désir. Nécessairement bref car suivi d’un ressaisissement, cet instant de vérité est au service d’une autre intentionnalité que la volonté. Le sujet y sonde la qualité d’un accord avec lui-même, il peut se sentir douloureusement dépourvu comme il peut être ébloui par le surgissement fulgurant d’une motion à peine pressentie. La délibération est secrète, et les proches se gardent d’interroger l’impétrant.

    C’est la conjonction d’un événement corporel et d’un moment de spiritualité qui confère à l’éternuement son caractère sacré. Ces considérations étaient tout à fait générales et l’épilepsie était appelée « mal sacré » au Moyen-âge pour les mêmes raisons. Les peurs irrationnelles soulevées aujourd’hui par les électrochocs n’y sont pas étrangères. Ceux qui les pratiquent soulèvent des soupçons d’usurpation et de profanation, et sont volontiers représentés en démiurges.

    L’idée que la reconnaissance de ses propres désirs n’est pas une mince affaire pour l’être humain est toujours d’actualité. L’appareillage idéologique a changé. La psychanalyse nous a appris à exploiter préférentiellement les lapsus, actes manqués, et autres rêves, tous moments brefs d’échappement à la volonté et à la conscience. Elle s’est penchée avec prédilection sur la vie sexuelle, lieu éminent de manifestations déroutantes. Sphère un peu délaissée par les religions des Pères, et dont le caractère sacré est davantage reconnu par les religions des Mères comme le tantrisme.

    Somme toute, les êtres humains ont de tout temps été confrontés à l’insondable de leur désir. Ils ont agencé des dispositifs qui favorisaient la révélation du sujet à lui-même, autrefois dans un dialogue avec Dieu, aujourd’hui avec leur Inconscient. Les officiants sont toujours des intermédiaires, ils sont aujourd’hui médecins, thérapeutes, ou psys. Leurs moyens sont les mêmes: entendre la parole, garantir le secret, saisir l’instant, savoir s’abstenir.

    Les psychiatres sont sensibles au sacré car lorsqu’ils sont au plus mal, leurs malades récusent, destituent, disqualifient, profanent, font injure. Ils nient tout ou partie de leur subjectivité et de celle des autres. La dimension sacrée est soulignée par ce qui la menace. Les psychiatres et leurs collaborateurs doivent alors la défendre comme on défend la culture, comme un espace et un temps qui tiennent la sauvagerie en respect. Les lois sacrés de l’hospitalité ont longtemps fait de l’hôpital un sanctuaire qui se passait de vigiles et de chiens policiers. Que le mot « hôte » désigne à lui seul à la fois l’accueillant et l’accueilli  souligne la prééminence de la mutualité d’obligations sur l’asymétrie. Souvent, le mot sacré est utilisé pour pointer la dimension de création collective, voire de communion au service d’une transcendance, de la sacro-sainte grasse matinée (qui exige un effort de tous) du dimanche (en semaine ça ne compte pas) à l’union sacrée.

    Face à la vie et à la mort de leurs malades, les médecins soutiennent leurs patients dans le questionnement du tragique de l’existence. Ils manient les vérités scientifiques, mais après trois mille ans d’exercice, ils inspirent une confiance qui dépasse leur personne, et encourage chacun à interroger « sa » vérité. C’est le mystère profane du transfert. Bien que le fait de faire confiance a priori soit plutôt un trait enfantin, la relation médecin-malade tire le malade du désert, l’aide à faire face dans la vie, et lui permet de moins craindre la maladie et la mort. Les médecins d’aujourd’hui et de demain sauront-ils soutenir cette idéalisation au service d’une transcendance ?

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