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  • Le travail c’est la santé, disaient-ils…

  • Comment évaluer aujourd’hui l’état de santé des salariés dans le monde du travail ? Est-il possible de parler d’une maîtrise équitable des risques professionnels dans l’ensemble des secteurs d’activité et pour toutes les catégories de salariés ? C’est essentiellement à partir de la dernière enquête SUMER (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels) réalisée en 2009-2010 par la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études  et des statistiques) que l’on peut en dégager les grandes lignes. L’expérience de terrain des professionnels de santé, notamment infirmières et médecins du travail, ainsi que  les  collègues généralistes placés en première ligne pour recevoir les patients en difficulté sur leur poste de travail, avec les conséquences que l’on sait sur leur état de santé, permettra d’affiner ces résultats statistiques en rendant compte de déterminants que cette enquête ne prend pas en considération. Elle a cependant le grand mérite d’exister et ne prétend pas à l’exhaustivité. Elle permet  de définir des actions de prévention prioritaires dans le domaine de la santé au travail, et est gérée conjointement par la Direction générale du travail et la Dares, au sein du ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social.

    > Résumé de la méthodologie de l’enquête SUMER. Elle a été réalisée en 2009-2010 par 2 400 médecins du travail auprès de 48 000 salariés du secteur privé, des hopitaux publics et d’une partie de la fonction publique d’Etat et des collectivités territoriales, représentant  près de 22 millions de salariés. Afin de retracer l’évolution des expositions aux risques sur une période longue, la Dares a publié en mars 2012 les résultats concernant les salariés du secteur privé exclusivement (soit 17 millions) qui sont les seuls couverts par les trois éditions de l’enquête SUMER de 1994, 2003 et 2010. On dispose également à ce jour d’une partie des résultats concernant le champ de la fonction publique. Celle-ci fera l’objet d’une prochaine publication du ministère du Travail.
    > Synthèse des résultats dans le secteur privé. Concernant ce secteur de 1994 à 2003, l’intensité du travail a augmenté tout comme les marges de manœuvre, tandis que les expositions aux contraintes physiques ont reculé. Entre 2003 et 2010, en revanche, les rythmes de travail et les contraintes physiques se stabilisent alors que l’autonomie des salariés les plus qualifiés recule. Sur cette dernière période, les salariés se plaignent moins souvent de manquer de moyens pour réaliser correctement leurs tâches mais ils signalent plus fréquemment subir des comportements hostiles ou ressentis comme tels dans le cadre de leur activité.
    L’exposition aux produits chimiques diminue globalement entre 2003 et 2010, mais celle concernant le risque biologique augmente dans un contexte marqué par les inquiétudes liées à la pandémie grippale de 2009. Ainsi, globalement, si les pénibilités physiques paraissent mieux maitrisées, on constate que l’intensité et la complexité des exigences qui sont une des principales dimensions des facteurs psychosociaux de risque au travail augmentent. Les exigences quantitatives (contraintes de temps, charge excessive) et qualitatives (rythme, polyvalence, responsabilités, objectifs irréalistes ou flous, instructions contra¬dictoires, interruptions d’activité) peuvent être évaluées au travers de déter¬minants très concrets tels que le temps travaillé, les  horaires , la visibilité sur ces horaires, les délais à respecter, la dépendance vis-à-vis des collègues, la demande extérieure obligeant à une réponse immédiate, les contrôles et surveillances exercés par la hiérarchie ou les moyens informatiques, les contraintes d’automatisation. Il est intéressant de constater que les cadres et les employés ont été concernés de façon croissante par ces normes alors que les ouvriers y sont plutôt moins confrontés en 2010 qu’en 2003. Dans le secteur tertiaire la proportion de salariés  contrôlés en permanence par leur hiérarchie s’est accrue. Le contrôle informatisé s’est fortement diffusé dans toutes les catégories passant de 15% en 1994 à 30% en 2010.
    Après les importantes réorganisations du travail de la fin des années 1990, avec la réduction du temps de travail, on assiste dans les années 2000 à une relative stabilisation des organisations. Cependant la demande psychologique, définie comme la charge mentale qu’engendre l’accomplissement des tâches mesurées à partir du questionnaire  de Karasek (cf graphique) augmente pour toutes les catégories, de + 2% en moyenne. Ce questionnaire, internationalement utilisé et comprenant 26 questions, évalue trois dimensions de l’environnement psychosocial : demande psychologique, latitude décisionnelle et soutien social en milieu professionnel. Le « job strain » ou tension au travail est la combinaison d’une faible latitude et d’une forte demande ; il est associé à un risque plus élevé de troubles cardio-vasculaires, de troubles musculo-squelettiques et de troubles anxio-dépressifs.
    Cette hausse s’explique en partie par le recul du nombre de salariés confrontés à une faible demande psychologique, jusque-là relativement épargnés, dans un contexte de crise économique depuis 2008 au moins. Autres informations apportées par cette enquête, qui ne feront que confirmer ce que certains avaient déjà constaté sur le terrain, l’autonomie est en recul pour pour les cadres et professions intermédiaires alors qu’elle est en progression pour les ouvriers. Concernant le contact direct avec le public il apparaît que ce facteur augmente pour tous : les employés sont les plus exposés, mais la progression est la plus marquée chez les ouvriers (voir le graphique ci-dessus).
    > Certaines données ont été étendues au champ de la fonction publique. On peut ainsi dégager certaines caractéristiques sur l’ensemble de l’étude. Si l’on reprend l’impact des contraintes organisationnelles et psychosociales dégagé par le score de Karasek, il apparaît que les secteurs les plus tendus sont l’industrie, la fonction publique d’Etat (FPE) et surtout la fonction publique hospitalière (FPH). Cela vient confirmer la connaissance que les professionnels de santé ont déjà quant aux difficiles conditions de travail dans le secteur hospitalier en pleine restructuration. Les agents hospitaliers, territoriaux ainsi que les salariés de l’industrie constituent les catégories les plus touchées par le manque d’autonomie et de moyens matériels et humains (pour la FPH), les contraintes de rythme et d’horaires de travail. Les items se rapportant aux comportements vécus comme hostiles ainsi que les agressions sont plus élevés dans les trois fonctions publiques par rapport au secteur privé avec encore une fois la FPH en tête.
    Bien entendu le secteur tertiaire ainsi que l’industrie ne sont pas épargnés par un déficit en terme d’autonomie sur les postes de travail. Les contraintes physiques (bruit, postures, manutention manuelle) sont logiquement plus importantes pour la construction, l’industrie, l’agriculture. Le travail sur écran (20 heures ou plus par semaine) s’est surtout imposé dans la FPE (femmes++). L’exposition aux produits chimiques (dont les cancérogènes) sera, sans surprise, plus élevée dans la construction, l’industrie, l’agriculture et la fonction publique territoriale (cf introduction du diésel dans la liste des cancérogènes), et enfin pour les solvants dans la FPH qui cumule aussi l’exposition à des risques biologiques ainsi que les agriculteurs et les agents de la fonction publique territoriale par leurs missions de proximité sur le terrain. Le poids des normes, des objectifs et des procédures à respecter est important dans les secteurs de l’industrie, de la construction, du tertiaire et de la FPH.
    > Quelques données par tranche d’âge et par genre :
    Les femmes sont plus souvent confrontées à des comportements méprisants  au travail, et davantage de la part d’autres salariés de leur propre entreprise ou administration que du public. Le déni de reconnaissance est plus fréquemment signalé par les hommes exerçant dans le secteur public. Par tranche d’âge, ce sont les plus jeunes (moins de 35 ans) qui déclarent le plus souffrir du déni de reconnaissance tandis que les plus âgés sont eux davantage confrontés à des comportements méprisants. Les comportements hostiles sont plus souvent cités dans le secteur public, de 35 à 49 ans. Les agressions du public (clients, usagers, patients) atteignent davantage les plus jeunes avec une différence significative dans le secteur public, les seniors étant plus épargnés. Enfin les victimes d’agressions verbales de la part des collègues ou des supérieurs sont légèrement plus importantes dans la tranche des 35-49 ans sur l’ensemble des salariés et les agressions physiques ou sexuelles restent fort heureusement  beaucoup moins signalées... avec une légère prédominance sur les plus jeunes mais aussi les plus âgés.
    > Au total que retenir de ces résultats ?
    • Les facteurs de pénibilité physiques paraissent mieux identifiés et maîtrisés, alors que les contraintes  organisationnelles et psychosociales ont augmenté : entre 2003 et 2010 toutes les catégories socioprofessionnelles connaissent un accroissement de la demande psychologique, le plus souvent associé à une baisse de la latitude décisionnelle, qui les conduit à se rapprocher, en valeur médiane, du quadrant du « job strain », défini à partir des valeurs de 2003 (cf graphique) ; les indicateurs reflétant le soutien social au travail restent stables tant au niveau des collègues que de la hiérarchie. Parallèlement, une proportion croissante de salariés déclarent subir des comportements hostiles. Ces données reflètent la tension sur le marché de l’emploi ainsi que les restructurations liées aux exigences économiques dans le secteur public. Ce secteur subit de profondes transformations qui se traduisent par de nouvelles formes de management plus exigeant en terme de résultats et parfois plus agressives.
     • Les cadres moyens et les professions intermédiaires paraissent être les grands perdants de l’évolution de l’organisation du travail si l’on ne considère pas la variable chomâge plus importante pour les ouvriers. Les cadres de proximité ont des marges de manœuvre extrêmement réduites entre les instructions de leur hiérarchie et la gestion de leurs équipes. Les professions intermédiaires, représentées historiquement par  les employés et contremaîtres, sont devenues un vaste ensemble qui comprend désormais de nombreuses professions telles que des personnels d’éducation, de santé, de services...
     • Certains facteurs intervenant directement dans la qualité de vie au travail doivent également être pris en compte : le logement et les transports y sont intimement liés. Une infirmière ou un cadre intermédiaire qui est logé à distance importante de son lieu d’exercice professionnel s’épuise dans les trajets et augment aussi leurs risques de sinistralité en terme d’accident de travail (trajet ou autre). Il faudrait, par conséquent, si l’on recherche une plus large exhaustivité en matière d’évaluation des risques professionnels, inclure d’autres déterminants tels que l’accès au logement, l’état de santé (handicaps, incapacités permanentes partielles liées à des accidents ou des maladies professionnelles, etc.), l’accès à la formation sur l’ensemble du parcours professionnel afin d’améliorer la qualification, la sécurisation de la mobilité, enfin la gestion des âges représentent des priorités avec l’allongement des carrières et son corollaire en terme de gestion prévisionnelle des ressources humaines.
    Une écoute attentive des salariés par leurs managers, la volonté des partenaires sociaux d’avancer significativement en ce domaine et surtout (si cela est possible) avec un dialogue social plus large qui serait pris en compte dans les stratégies entreprenariales et administratives, car ce sont bien les salariés qui connaissent le mieux leur milieu de travail...
    Dr Patricia Chinet
    Médecin de prévention des services du Premier ministre, CHU d’Angers
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