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  • Le médecin justicier malgré lui

  • La crise économique à laquelle le monde fait face est aussi une crise morale, parce qu’elle fait émerger et rend plus aigu le questionnement sur la justice sociale. Le médecin généraliste en tant qu’observateur privilégié et acteur essentiel de la société ne peut éluder cette interpellation. Il ne peut éviter de se poser la question : qu’est-ce que la justice, comment organiser les soins dans un souci de plus grande justice sociale, comment « agir » dans sa consultation de façon plus juste ?

     • A l’interface entre l’individu et la société, il est amené à constater les problèmes de santé qu’engendrent les difficultés économiques et les inégalités qui en résultent1,2 : recrudescence des affections psychiques, baisse de l’espérance de vie et augmentation de la mortalité infantile, renoncement aux soins pour des problèmes de santé sérieux3,4, etc. Il est confronté aussi aux aléas économiques qu’engendrent les problèmes de santé, perte de travail, de logement, désinsertion sociale5, etc.
     • En tant que citoyen et acteur social clé, il est amené à questionner les choix politiques de la société dans laquelle il vit, l’organisation du système de santé dans lequel il travaille. La crise économique a des répercussions sur les politiques publiques en matière de santé. Il faut faire des économies et distribuer équitablement des ressources limitées. L’égalité préoccupe tous les gouvernements, de gauche comme de droite. Mais égalité de quoi ? interroge Amartya Sen6. Si c’est l’égalité de la concurrence entre partenaires, on privilégie un système de « managed care », qui pourrait avoir l’inconvénient de permettre de  sélectionner les « bons risques » de santé ; si c’est l’égalité des responsabilités, on ne voit pas d’inconvénient à faire payer des surprimes aux fumeurs et aux alcooliques.  On tolère, ce faisant, l’inégalité en fonction « des vertus et des vices de chacun »7. On peut considérer l’égalité face au financement avec des primes d’assurance proportionnelles au revenu. Ici la justice distributive a été corrigée et « l’on a enlevé quelque chose à celui qui a davantage, pour l’ajouter à celui qui a moins »8. Si l’on vise l’égalité d’un bien-être physique, psychique et social maximal pour tous, on en revient à la déclaration d’Alma Ata9,10. Si l’on ne vise pas l’égalité de résultat, la santé optimale, mais seulement l’égalité d’accès à des soins et des médicaments de base, on se félicite d’être plus réaliste11. Le modèle de Cochrane12, qui pensait pouvoir appliquer des méthodes rationnelles pour répartir les ressources, est-il encore valable ? Suffit-il, comme il le préconisait de connaître l’efficacité et l’efficience d’un traitement ainsi que « les critères de valeur établis par la population dans son ensemble » pour répartir avec justice les crédits au moment où les états sont en faillite ? La justice face à une pénurie de ressources au-delà d’une rationalisation peut conduire au rationnement pour tous, riches ou pauvres. Mais comment faire ? 
     • Dans la rencontre, le colloque singulier avec ses patients, le généraliste est amené à prendre des décisions, à arbitrer. Va-t-il privilégier la justice distributive ou une justice de la reconnaissance13 ? Face aux patients, le médecin doit appliquer le principe de justice et « offrir à chacun ce qui lui est dû et le traiter comme un cas semblable »14, honnêtement, équitablement et de façon appropriée15. Madame X, qui souffre d’une maladie chronique, se voit retirer sa rente invalidité ou son accès à la prise en charge des soins pour cette maladie, parce que cette dernière a été rayée de la liste de celles qui peuvent donner droit à une rente ou à une prise en charge des soins. Décision administrative prise au nom de l’équité de distribution des ressources. Madame X trouve que c’est injuste et elle n’imagine pas reprendre un travail avec ses douleurs ou faire face aux dépenses de soins. Sa souffrance n’est pas reconnue par la société. Même si  son médecin la comprend, et lui offre comme à tout patient, intérêt et empathie, elle va se retrouver avec une allocation des services sociaux, dans la précarité.  Cette simple vignette clinique illustre l’idée de Fraser13 des deux dimensions de la justice : la redistribution et la reconnaissance. Cette dernière attire l’attention sur la spécificité  ou la singularité d’un groupe ou d’un individu et se trouve de ce fait en opposition avec la valeur d’égalité. 
    Dire à un patient : « Si je vous prescris ce médi­cament pour une indication de simple confort, c’est de l’argent que je prélève sur le budget dont pourrait avoir vraiment besoin un autre, qui risque de s’en trouver privé par le manque de moyens », c’est faire entrer la justice distributive au cœur de la consultation et admettre que le devoir moral du médecin c’est « d’employer optimalement les ressources avec élégance diagnostique et parcimonie thérapeutique »16.  Quel sera le médecin de demain ? Un sage cultivant la vertu de prudence17 et privilégiant la reconnaissance des spécificités de son patient ? un gate-keeper préoccupé de la juste distribution dans un  contexte de médecine  soumise à des protocoles ? les deux à la fois, procureur et avocat en une personne, ou  l’agent managérial d’une entreprise de santé appliquant le principe « Be good and make money »18 ?
    La crise économique/morale que nous traversons, par le miroir qu’elle propose à notre société, pourrait  conduire a une réflexion renouvelée sur la justice sociale dans le champ de la santé et des soins. Elle pourrait modifier grandement, et peut être de façon positive (soyons optimistes) l’exercice de notre métier. 
    Marianne Samuelson 
    et Daniel Widmer
     
    1. Wilkinson R. L’égalité c’est la santé. Paris : Demopolis, 2010.
    2. The equality trust :  http://www.equalitytrust.org.uk/ 
    3. Vaucher P, Bischoff T, Diserens EA, Herzig L, Meystre G, Panese F, Favrat B, Sass C, Bodenmann P.  Detecting and measuring deprivation in primary care : Development, reliability and validity of a self-reported questionnaire : the DiPCare-Q. BMJ Open 2012 ; 2 :e000692 : 1-10
    4. Chatelard S, Vaucher P, Wolff H, Bischoff T, Herzig L, Panese F, Vu F, Burnand B, Bodenmann P.  Le médecin face aux inégalités sociales de santé : quel pouvoir d’action ?  RevMedSuisse 2012 ; 8 : 1061-6.
    5. European Public Health Alliance EPHA annual conference 2012. Restructuring health systems. How to promote health in time of austerity. http://www.epha.org/a/5080 
    6. Sen A. Repenser l’inégalité. Paris : Seuil, 2000.
    7. Rosanvallon P. La société des égaux. Paris : Seuil, 2011.
    8. Aristote. Ethique de Nicomaque. Paris : Flammarion, 1965. 
    9. People’s Health Movement. La santé pour tous. Se réapproprier Alma Ata. Genève : Cetim, 2007.
    10. Déclaration d'Alma-Ata sur les soins de santé primaires du 12.9.1978 :
    http://www.who.int/topics/primary_health_care/alma_ata_declaration/fr/ 
    11. Edouard R, Clement M. Les soins de santé primaires. Critiques d’une orthodoxie. Québec : Presses Universitaires du Québec, 2010. 
    12. Cochrane AL. L’inflation médicale. Réflexions sur l’efficacité de la médecine. Paris : Galilée, 1977. 
    13. Fraser N. Qu’est-ce que la justice sociale ? Paris : la Découverte, 2011.
    14. Pellegrino ED, Thomasma DC. The virtues in médical practice. Oxford : Oxford University Press, 1993. 
    15. Beauchamp TL, Childress JF. Principles of Biomedical Ethics. Oxford : Oxford University Press, 1994. 
    16. Orme-Smith A, Spicer J. Ethics in General practice. A practical handbook for personal development. Oxon :  Radcliffe, 2001.
    17. Benaroyo L. Ethique et responsabilité en médecine. Genève : Médecine et Hygiène, 2006.
    18. Engelhardt HT, Rie MA. Morality for the Medical-Industrial Complex. A code of ethics for the mass marketing of health care.  N Engl J Med 1988 ; 319(16) : 1086-89
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