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  • Justice sociale et Santé : Utopique alchimie ?

  • Associer justice sociale et santé n’a pas toujours été évident. Au-delà des concepts, qui à eux seuls recouvrent une bonne partie des grandes questions que se pose notre société, l’association de ces trois mots induit aussi des interrogations prati­ques, terre à terre et quotidiennes, auxquelles tout médecin « responsable » est obligatoirement confronté, et surtout auxquelles il doit répondre. Son éthique personnelle et son éthique professionnelle sont sollicitées, au-delà même de ses propres convictions politiques. 

    Au-delà de la dimension individuelle, les termes de justice sociale et santé interpellent également les notions de santé publique et la contradiction apparente entre santé de l’individu et intérêt de la collectivité. Qu’il s’agisse par exemple du tiers payant  et de son application dans la pratique médicale, du déremboursement de certains médicaments, de la gestion des dépassements d’honoraires ou du respect du secret médical, la recherche d’une société plus juste  est alors mise en cause jusque dans ses bases mêmes. Les notions de justice sociale et de santé peuvent même apparaître, pour certains, antinomiques tant la notion de justice reste éloignée de l’idée de santé. Quoi de plus injuste que la maladie ? Que la mort ? Et, mis à part quelques individus à la conduite manifestement pathogène, qui, lorsqu’ils sont malades ou handicapés, trouveraient juste le sort qui leur est réservé ? 
    Comment une telle prise de conscience —l’association de la santé avec la justice sociale— a-t-elle évolué dans notre société, au  point qu’il y a quelques années encore le lien entre ces termes était impensable, et ne concernait que fort peu les médecins praticiens dans leur exercice quotidien ? Pourquoi la nécessité d’une justice sociale, garante d’une meilleure santé pour tous, reste-t-elle une idée certes respectable mais connotée d’utopisme et souvent politiquement incorrecte, quelle que soit la tendance politique ?
    La corrélation semble pourtant étroite entre cette « justice » qui, nous le verrons dans ce dossier, a du mal à se définir et l’état de santé de chacun de nos concitoyens ; alors qu’à l’évidence, la notion de médecine « à plusieurs vitesses »  aidant, le niveau de vie, le confort, l’hygiène de chacun, retentit sur l’état de santé physique et bien sûr psychique de chacun d’entre nous. La notion de justice sociale se résumerait-elle à des questions essentiellement économiques ? On pourrait évoquer l’adage selon lequel il vaut mieux être « riche et bien portant que pauvre et malade », et lui ajouter qu’il vaut parfois mieux, même dans notre pays, être riche lorsque l’on est malade…
    La recherche d’une justice sociale est donc bien, comme nous le rappelle C. Draperi, une question avant tout politique qui « concerne l’inscription des citoyens dans l’espace public ». Cet héritage « hippocratique » ne nous empêche pas, comme l’écrit à son tour le Dr Patricia Chinet, de tenter de réaliser des réformes à partir de l’évaluation des conditions de travail en entreprise et des modalités de son déroulement qui apparaissent de plus en plus pathogènes pour le travailleur.
    Alors, crise économique et tout à la fois crise morale, comme l’écrivent fort justement les Drs Daniel Widmer et Marianne Samuelson ; dans tous les cas l’ensemble est pourvoyeur de troubles psychiatriques, de mal-être, engendrant même parfois des pathologies nouvelles (ainsi en est-il du « burn out »  qui sévit aujourd’hui de manière quasi épidémique…), diminuant à terme notre espérance de vie et,  puisque l’on est encore bien souvent dans « l’injustice sociale », entraînant un renoncement aux soins parfois les plus élémentaires.  On identifie bien les injustices sociales et leurs graves conséquences sur la santé de la population, mais la notion de véritable justice, même si l’on doit tendre en permanence vers elle, reste très difficile à cerner et bien souvent utopique. Derrière cette « justice sociale en matière de santé » se cache donc notre responsabilité de soignant comme celle de simple citoyen ! Dominique Acker, Inspectrice générale de la santé, nous précise dans son article très documenté ce que sont ces inégalités sociales, et pourquoi une autre approche de l’accès aux soins par exemple, peut être nécessaire.
    Comme nous le rappelle la philosophe C. Draperi : la justice sociale « habite la pratique médicale au quotidien parce qu’elle est le théâtre de la clinique dont elle dessine le cadre en inscrivant la relation à l’autre dans l’espace de la vie collective ». Un grand dilemme se présente alors : privilégier la santé de l’individu sans négliger la  santé publique ou, tout au contraire, favoriser avant tout la santé publique (le plus grand nombre) avec toutes les difficultés d’une mise en pratique ? La réalisation de ce qui pourrait apparaître comme « le mariage de la carpe et du lapin » est difficile, conflictuelle et souvent injuste en matière de santé. On retrouve ce débat et la controverse qu’il engendre dans les pages passionnantes de ce dossier.
    Dr François Baumann, 
    Coordinateur du Dossier
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  • Ce dossier est composé de 5 Articles