> Retour à la présentation du Dossier 73
  • La médecine anti-âge : paradoxe ou paradigme biomédical ?

  • La médecine anti-âge : paradoxe ou paradigme biomédical ?

    « En Inde, la vieillesse n’est pas un problème, c’est un âge de la vie qui a le privilège de ne plus avoir à se soucier du quotidien ». Telle est la réponse qu ‘avait formulé une ethnologue à la sollicitation d’intervention dans un colloque consacré au problème de la vieillesse : la vieillesse comme problème personnel et social est une vue purement occidentale. Cette anecdote met en évidence la dimension a priori paradoxale du néologisme à travers lequel on désigne la médecine anti-âge : si la médecine en effet vise la valorisation de la vie, comment peut-elle se donner pour finalité de lutter contre une dimension essentielle de la vie, à savoir son inscription dans un devenir, un développement, dans la temporalité de l’âge ? On pressent que derrière cette question s’en cache une autre plus complexe concernant la finalité et les moyens que met en œuvre la médecine. Si la médecine anti-âge est un produit purement occidental, est-ce parce qu’elle correspond à un certain niveau de vie, ou pour des raisons culturelles et idéologiques ? Cette approche de la médecine est-elle si éloignée de la visée originaire de l’harmonie individuelle, telle qu’elle s’énonce dans les textes fondateurs de la Grèce antique ? Qu’exprime-t-elle de notre époque post-moderne ? La médecine anti-âge constitue-t-elle ce que ses promoteurs nomment une « révolution », et pourquoi suscite-t-elle des réactions ambivalentes d’engouement et de rejet ?

    Qu’aux âges de la vie correspondent des exigences et des activités différentes comme le constate la société indienne, c’est ce que postule toute action médicale. Dans l’horizon culturel hellénistique où les âges de la vie avaient aussi un sens social, voire intellectuel pour la communauté, comme on le lit chez les philosophes contemporains d’Hippocrate, la médecine grecque faisait de ce postulat un élément cardinal de l’action thérapeutique. Orientée sur l’harmonie intérieure dépendante de l’harmonie avec les conditions extérieures, la médecine hippocratique faisait du mode de vie une pièce maîtresse de la médecine, qui doit suivre la nature et préserver l’équilibre conformément à l’âge de chacun. Ainsi, les médecins hippocratiques confèrent une large place au régime de l'homme bien portant. Percevant dans la découverte du régime alimentaire rien moins que le lieu du passage de l'état sauvage à l'état civilisé, ils soulignent que "ce régime a été découvert en vue de la santé de l'homme"[1]. L’âge de chacun est placé en première position parmi les facteurs auxquels le médecin se devra d’être attentif pour élaborer le régime qui convient à chaque situation: « il faut donc régler le régime suivant l’âge, les saisons… »[2]. Mais simultanément, « le médecin doit combattre le caractère constitutionnel des maladies, des complexions, des âges, et relâcher ce qui est resserré… »[3] ; ainsi, l’âge compte aussi parmi les principes de classement des maladies : « Voici ce qui arrive selon les âges : … », annonce l’auteur avant de catégoriser les maladies survenant à chaque âge de la vie. Le projet est bien de lutter contre les maladies coextensives à chacun des âges de la vie, et par conséquent, aux inconvénients de chaque âge.

    … N’y-a-t-il pas ici quelque affinité avec la visée de la médecine anti-âge de « correction des déficits quels qu’ils soient (nutritionnels, hormonaux, etc) dans notre corps vieillissant »[4], formulé par C. de Jaeger, directeur de l’institut européen du vieillissement ? Dans la mesure ou l’âge dont il est ici question est à entendre comme surgissement de la perte progressive des capacités physiologiques lié à l’âge , n’y a-t-il pas ici une finalité qui de fait à toujours été inhérente au projet médical de valoriser la vie ? Explicitement orientée vers la recherche des conditions optimales pour éviter la « souffrance inutile » due à l’âge , la médecine anti-âge accorde elle-aussi une place particulière au mode de vie et au régime, mais insiste sur la précision scientifique des injonctions thérapeutiques sur lesquelles elle repose. La médecine anti-âge réaliserait-elle le projet hippocratique par des moyens scientifiques dont le père de la médecine ne disposait pas ?

    Si le projet peut paraître similaire,  les critères pris en compte de part et d’autre, la finalité affichée dans le néologisme « anti-âge », montrent à quel point on se situe ici dans un monde différent où la finalité de la médecine est beaucoup moins lisible . Fondé à travers la référence à l’autonomie, le projet exprime un idéal contemporain, celui de disposer de soi. Si l’autonomie est d’abord une notion morale, elle est clairement ici transposée au plan biologique. Comment disposer de soi au maximum dans l’immédiat et pour l’avenir ?[5] Concernant les moyens mis en œuvre, la médecine anti-âge évoque l’acquisition d’instruments permettant de mesurer le vieillissement physiologique, c’est-à-dire l’âge fonctionnel de nos organes, distinct de l’âge chronologique. Ce n’est donc pas de l’âge à proprement parler, désignant une dimension qualitative de l’existence en devenir, mais de l’âge de nos organes, qui se prête à la mesure, dont il est question. Ici est reléguée la préoccupation clinique qui fondait notamment la démarche hippocratique, y-compris dans sa dimension préventive : celle-là même à laquelle en appelle G.Canguilhem lorsqu’il affirme qu’il est « scientifiquement incorrect de parler d’organes malades, de tissus malades, de cellules malades ». Comme la maladie, la notion d’âge n’a de sens que pour un sujet considéré dans sa globalité, et non pour les éléments qui le composent. A ce titre, la façon même dont la médecine anti-âge se dénomme elle-même appelle l’attention sur cet écart présupposé entre l’âge, détermination biologique globale engagée dans une histoire personnelle, qui fait de nous ce que nous sommes, et l’état de nos organes, donnée objective, qui prendra la valeur que l’on veut lui donner. Comme l’indiquait G.Canguilhem, « il n’y a pas de pathologie objective », s’il est vrai qu’est pathologique, une variation physiologique entravant la vie au quotidien , cette définition est largement dépendante des aptitudes que la société met au premier plan et  privilégie pour définir la vie au quotidien. Si la médecine dite « anti-âge » poursuit le dessein global de préserver les capacités physiologiques de l’homme, alors, elle est une dimension omniprésente de la clinique au quotidien ; mais dès lors qu’elle s’en distancie, devenant une spécialité répondant par une offre à une injonction sociétale, elle s’inscrit dans une autre finalité, non plus seulement préventive, mais qui fait de l’âge une détermination pathologique en soi, appelant une démarche prédictive et curative. La médecine anti-âge revendique ainsi le statut d’une spécialité, à distance de la préservation de l’équilibre qui anime le souci de la médecine au quotidien, une spécialité dont l’objet serait l’acquisition d’un état « parfait » (autonomie) et « pourquoi pas le plus longtemps possible ».

    Si la médecine anti-âge développe un discours autour de l’hygiène de vie, la pratique du sport, les règles nutritionnelles, elle n’y voit que « des interventions ponctuelles en termes d’efficacité par rapport à ce que la médecine du vieillissement peut aujourd’hui offrir ». Contrairement à la médecine hippocratique, qui s’interdisait d’être invasive et se contentait de suivre le mouvement de la nature en l’accompagnant, se défiant de la matière médicale, la médecine anti-âge fait aujourd’hui l’apologie de  produits, par exemple d’origine hormonale, comme la DHEA.On voit se profiler ici une vieille utopie médicale, de vaincre la détermination biologique par la technique, à laquelle est conférée une vertu quasi-magique, celle de procurer « la jeunesse éternelle », selon les mots de ses observateurs critiques.

    L’utopie de la perfection clairement énoncée nous place peut-être moins dans la rigueur scientifique comme elle le prétend, que dans l’écho d’un projet ancestral de la magie : celui de connaître les processus naturels pour intervenir dans le cours des évènements par l’utilisation de techniques permettant d’entrer en lutte contre les forces de la nature. Comment ne pas évoquer, devant cette présentation de la médecine anti-âge, le projet du « docteur admirable » , Roger Bacon, promoteur de l’alchimie, d’agir sur la matière pour l’amener à la perfection, qui culminait dans la transmutation métallique ? En-deçà de ce rêve, le fer, image de l'incorruptibilité, nous dit l’alchimie, peut contribuer à prolonger l'existence, surtout s'il s'accompagne d'un mode de vie naturel procuré par l'observation des règles morales. Ce qui anime la recherche alchimiste est une recherche d’ordre moral, religieux (voire mystique) et simultanément scientifique : la finalité ultime est de participer à l’acte créateur en usant de techniques spécifiques, et l’usage de la matière médicale s’inscrit aussi dans cette ambivalence[6].

    Le dualisme est désormais consommé, et la médecine anti-âge en témoigne : il ne s’agit plus de se dégager de la détermination biologique en partageant la puissance autrefois divine d’agir sur son développement, il s’agit, selon le terme consacré, de « gérer » les capacités physiques et intellectuelles., ou encore ce qu’il est convenu d’appeler son « capital-santé » et   « (…) peut-être grâce à cela on arrivera à allonger la longévité ». La médecine anti-âge , comme projet global indépendant de la pratique quotidienne de la médecine, s’inscrit à la fois dans un idéal de maîtrise ancien et dans un horizon idéologique au sein duquel le sujet est devenu le gestionnaire de son corps. Malgré l’apparence, on est ici bien loin de l’idéal de maîtrise de soi, indissociablement physique et existentielle qui animait la pensée grecque ; ici, le sujet est appelé à  exercer sa maîtrise sur son corps objet, son principal outil de travail, son réservoir de performances, quitte à ressentir quelques difficultés à l’habiter.

     

     Si la médecine anti-âge est un produit purement occidental, c’est que, tout en se fondant sur l’idée originaire de l’équilibre harmonieux, elle s’inscrit pleinement dans une idéologie  de la performance, d’inspiration utilitariste et indissociable d’une logique de consommation. Il appartient à la science médicale de mettre sur le marché, même si c’est par le biais de l’ordonnance d’une personne qualifiée, les moyens favorisant l’accomplissement individuel. Or, cet accomplissement est pensé dans l’individualisme contemporain sous les traits de la performance, pour cet individu que la société somme d’être autonome. A cette idéologie s’accorde une représentation de l’homme à partir de ses capacités, notamment neurologiques : ainsi définit-on aujourd’hui volontiers la personne comme « un cerveau associé à un corps », comme si le premier ne faisait pas partie du second, en omettant qu’il ne suffit pas de disposer d’aptitudes physiques pour exercer sa volonté et que la personne se définit pas aussi par son lien à l’autre, son histoire, sa place dans l’espace social. Accordé à cet idéal d’autonomie, l’idéologie du bien-être, de la perfection, qui place ces désirs qualitatifs sur l’échelle des capacités physiologiques mesurables, place également, comme l’indiquait L.Sfez, la médecine dans la perspective d’un projet réservé à quelques uns[7]. Dans cette optique, la médecine anti-âge nous confronte de façon paradigmatique à la question fondamentale de la finalité même de la médecine, de la définition de l’homme sur laquelle elle se fonde, et des autres finalités, hétérogènes à la santé, qui interfèrent avec les choix dans lesquels elle s’engage.



    [1] Hippocrate, De l’art médical, trad.E.Littré, présentation du corpus D.Gourevitch, , le livre de poche, Paris, 1994, « De l’ancienne médecine », p.167

    [2]op.cité, « Du régime salutaire », p.158.

    [3]op.cité. « De la nature de l’homme », p.151.

    [4] interview du Dr. C de Jaeger, « vieillir le mieux possible », arte, 27/08/2008, (http://www.arte.tv.fr/Impression)

    [5] C De Jaeger, doc.cité : « le rôle de spécialistes comme moi, c’est d’amener les gens à vieillir le mieux possible, c’est-à-dire à rester parfaitement autonomes, pour profiter de la vie, et – pourquoi pas – le plus longtemps possible ».

    [6] S ‘appuyant sur l'idée que l'homme est le reflet de l'univers dont il fait partie ; le remède peut être tiré aussi bien d'éléments naturels tels les métaux, que des éléments naturels qui composent l'homme. A cette articulation entre la soumission à la loi divine ou à la loi de la nature et l'utilisation de techniques, correspond la confusion entre l'âme et le corps qui oriente la thérapeutique jusqu’au XVIIIème siècle.

     

    [7] L.SFEZ, La santé parfaite, Critique d’une nouvelle utopie, Paris, 1995.

     

     

> Retour à la présentation du Dossier 73
  • Ce dossier est composé de 3 Articles