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  • Eloge du désordre, état fondamental de la pensée

  • Il y a, disait Pierre Mac Orlan , plus d’aventures sur les soixante-quatre cases d’un échiquier, que sur toutes les mers du monde. Lui-même voyageait dans son fauteuil, lisant les descriptions des côtes lointaines. La parenté de l’écrivain, du joueur d’échecs et du médecin saute aux yeux : le silence d’un cabinet recèle des histoires à n’en plus finir, et même à ne pas avoir envie de les finir. Le texte important et bien connu de Freud sur la fin de la cure analytique (« analyse terminée ou analyse interminable ») rappelle cette confrontation des pratiques : pour le psychanalyste, la question de la fin peut se poser, pour le médecin généraliste, si tout se passe bien, si le lien de confiance est solide, la fin, c’est la mort de l’un ou l’autre, du patient ou du médecin. Le mariage est ici réussi, quand on postule que celui entre le psychanalyste et son patient postule ne sera réussi qu’en cas de  divorce : on guérit quand on peut se passer de l’autre – ce qui implique qu’il existe une quelconque guérison à la vie.

    De Freud, rigoureux et passablement ennuyeux, alors même qu’il était soucieux de sa réussite profane (ou commerciale, si l’on veut être cru) à Lacan, peu soucieux de se faire entendre, rappelant volontiers une formule biblique (« comprenne qui pourra »), on peut imaginer facilement que l’histoire des hommes se réduit à cette discipline parisienne en diable qu’est « la psychanalyse ». L’un comme l’autre, pourtant, ne peuvent se situer à l’intérieur de ce monde, sans rater l’essentiel : inscrits complètement dans la culture de leur temps, ils ne se sont jamais séparés de la science – y compris « dure » - d’une démarche scientifique, d’une culture scientifique, et d’une culture tout court, n’ayant pas besoin d’opposer des sciences « humaines » à des sciences qui ne le seraient pas. Le substrat culturel de leur œuvre est impressionnant, accessible seulement à quelques intellectuels dont beaucoup de médecins ne sont pas. Mais là se situe un point essentiel : il n’est pas indifférent que l’un et l’autre soient médecins de formation. Si Freud avait de la psychiatrie une connaissance modeste, bien moindre que celle qu’il possédait en anatomie pathologique, Lacan fut lui, un vrai psychiatre, rompu à la pratique clinique, côtoyant avec une sympathie manifeste la folie, la vraie, celle qui est le pain quotidien du médecin ordinaire. A vrai dire, je n’ai pas connu Lacan et ses élèves m’ennuient ; si je n’ai pas compris grand-chose aux « Ecrits », leur lecture m’enchante toujours, quand d’innombrables ouvrages fastidieux m’endorment*.

    Aussi, si j’ai quelque impression de l’importance de l’apport de Lacan ce n’est pas tant pour ses explications mais pour la liberté, le vertige, l’angoisse auxquels il invite. Si le psychiatre parisien des villes se veut psychanalyste et si sa clientèle est faite d’analysants, le psychiatre des champs ignore à regret tout ceci. Confronté à la trivialité des honoraires conventionnels, des urgences et des journées interminables, il a rarement le loisir des séances pluri-hebdomadaires. Adhérant à une association de gestion agréée, il doit prévenir ses patients – par écrit – qu’il accepte les règlements par chèque : les discours sur le paiement en espèces le font sourire au mieux et au pire, l’irritent. Ainsi, cette substantifique moelle de la médecine, ce que l’on appelle « psychothérapie », c’est-à-dire le traitement avec l’esprit, le regard, les mots, les silences, les sourires, les conseils (les conseilleurs ne sont pas les payeurs), les bâillements et les oreilles (Ah ! « L’acte d’ouïr »), il doit la bricoler. En permanence, sortir des sentiers battus : subir l’épreuve du délire, de la dépression (la vraie, pas celle de Lilly et consort), de la demande de certificat, de renouvellement de médicaments inutiles ou de dopants interdits même sur le Tour de France, c’est dire.

    Du fond de ma province, les courants psychanalytiques ressemblent fort à des sectes : le mot étant employé ici de façon seulement descriptive dans son sens étymologique, sans aucune volonté blessante . La ressemblance avec un phénomène religieux est frappante, et tout particulièrement avec ce qui, pour l’occidental, résume la religion, le monothéisme. Que Freud, dans sa culture juive occidentale, en ait été conscient et ait voulu s’en servir, cela est bien connu. Quant à la parenté entre Lacan et la religion monothéiste en particulier le judaïsme, voilà qui a justifié des développements passionnants **.

    Mais la dimension religieuse que j’évoque est celle du comportement des adeptes de la vraie foi : le retour au texte, l’inlassable élaboration d’un écrit qui serait fondateur, son interprétation sans fin, la conviction qu’il contient la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, c’est ce qui caractérise le fondamentalisme religieux***. Ce phénomène a quelque chose d’un peu bêbête et d’assez sympathique : le fondamentaliste ne verse pas automatiquement à l’intégrisme et s’occupe de quelque chose d’assez futile pour n’intéresser que quelques congénères. Sectes repliées sur elles-mêmes, communiquant à peine entre elles, à la recherche des manuscrits précieux et uniquement préoccupées par leur exégèse, on voit bien qu’elles ne sont guère dangereuses. Leur importance n’est pas négligeable pourtant : elles ont leurs entrées au « Monde » et peuvent avoir l’oreille d’un ministre.

    Bien sûr, Lacan a apporté des éléments théoriques fort importants, mais surtout il a apporté ce dont aucune théorie au monde ne dispense : du désordre. Le désordre est l’état fondamental de la matière, de la pensée, du langage, de l’humanité. Rien de son apport n’a trait à une quelconque « psychologie ». Tout ramène à un précepte scientifique fondamental, bien connu des physiciens : l’observateur n’est jamais étranger à l’expérience – quelqu’un – ou quelque chose –n’existe que parce que je le regarde – et que je parle. La personne du patient ne s’atteint pas, mon patient n’existe que pour moi, parce que je le reçois, parce que j’ai envie de le recevoir, et lui-même a envie de venir me voir, à ce détail près que ces envies n’ont pas grand-chose à voir l’une avec l’autre, et souvent pas grand-chose à voir avec leur expression. Faire semblant de comprendre le désir de son patient conduit à une errance commode : par exemple, si quelqu’un se plaint d’avoir mal au dos, on peut, l’examen clinique négatif à plusieurs reprises, entrer dans un discours qui est presque un délire partagé (« il n’a rien, mais je vais le soigner quand même de ce qu’il n’a pas »). Ainsi, une « dépression » liée à un « harcèlement » peut entraîner une adhésion au discours d’apparence politique adhérant commodément à la plainte : « Ah mon pauvre, ça doit être dur de travailler comme ça, vous ne pouvez pas reprendre ».Ou, plus caricatural encore : « vous ne pouvez pas reprendre dans cet état ». Ce qui peut être traduit du côté du patient : « Mon docteur m’a interdit de reprendre mon travail ». Rien de scandaleux à tout çà, prendre en compte la dimension sociale du travail est plutôt à porter au crédit du médecin. Sauf que cet interdit est réservé à ceux dont l’emploi est le moins précaire. Sauf qu’il évacue tout le reste, l’important, le conflit, sa résolution, en un mot, la vie. Que le « psychiatre psychothérapeute » (comme si tout psychiatre, si tout médecin n’était pas par essence psychothérapeute) puisse se défausser en annonçant qu’il ne prescrit pas d’arrêt de travail – variante, qu’il ne prescrit pas de médicament – sous prétexte d’un protocole réglé et d’une position qui refuse de mettre les mains dans le cambouis, et voilà qu’on passe à côté de l’essentiel : le désir. Parce que le désir du patient, ça peut prendre des tas de formes, et parfois celui de ne pas travailler ; et le désir de l’analyste, ça peut être d’avoir la paix, et de laisser aux sans-grades les basses besognes pour pouvoir en ricaner. Mais aussi, et ça devient là plus intéressant, ça peut être le désir de régler des comptes, d’avoir son mot à dire – d’exister. Pas de oui sans non. Et pour accepter un arrêt de travail (nous parlons d’un arrêt de travail rémunéré, à taux plein le plus souvent, sans quoi le problème ne se pose guère) ait un sens, il faut qu’on puisse le refuser, il ne faut pas s’en laver les mains sous le prétexte qu’une psychothérapie est une pratique pure, confinant à la vertu. Le diable préserve le médecin de la vertu !

    Ce n’est pas de vertu dont il a besoin, c’est de désir. Ce n’est pas de compréhension, d’intelligence, de connaissances, d’explications, mais d’interprétations, en sachant qu’une interprétation n’est pas et ne doit pas être une explication. Il doit se tenir au fondement même de la démarche scientifique : du doute, encore du doute, toujours du doute. Le psychothérapeute patenté (vieille expression rappelant qu’on parle ici de qui paye ses impôts, et n’exerce pas au noir dans quelque arrière-boutique d’école) devrait faire sien le précepte de ces anarchistes qui voulaient plonger les foules dans le bain purificateur de l’ignorance : il n’y a pas de savoir du psychisme, pas de savoir de l’inconscient, pas de savoir de la douleur. Il n’y a que des discours. Il n’y a que des gens qui parlent – ou essayent – en attendant de mourir. Avec plus ou moins de patience.

    On parle toujours à côté, où que l’on soit, même dans le cabinet d’un analyste ; parler de foot avec ses copains ne veut pas dire qu’on s’y intéresse, mais qu’on s’intéresse aux copains avec lesquels on parle : on essaye de parler de ce dont on pense qu’il les intéressera. Idem quand on va proposer ses maux de dos et ses insomnies : même si celui à qui on les apporte s’en moque le plus souvent et qu’il ne lui est pas totalement interdit de le dire. Sous cette forme, parfois. Pour que le psychothérapeute donne un sens à la place qu’il prétend tenir, pour qu’il ne soit pas le complice de l’illusion de la fin des souffrances ailleurs que dans la mort, pour qu’il demeure dans la position du lecteur de roman d’aventures : dans l’attente de l’inattendu, de l’extraordinaire, de l’insu. Et surtout, pour qu’il ne comprenne pas trop vite, ce n’est pas son rôle…

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