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  • Comment la dégradation du climat professionnel épuise les individu

  • Alors que l'évaluation quantitative, la culture du résultat et de la performance individuelle

    engendrent un malaise croissant chez les salariés, il est urgent d'élaborer des stratégies de prévention collective. En effet, les risques psychosociaux se sont aggravés depuis une vingtaine d'années : si tout exercice professionnel peut comporter des risques physiques, chimiques ou biologiques, il semble que dorénavant ce soit avant tout l'état de santé psychologique qui préoccupe les préventeurs de la santé au travail.

    Les conséquences de la dégradation de l'ambiance professionnelle sont parfois dramatiques et médiatisées, mais le plus souvent, elles restent silencieuses, insidieuses, conduisant à l'isolement, la perte de l'estime de soi et entraînant des troubles psychosomatiques chez certains personnels des entreprises, des établissements et des administrations.

    Si les contraintes économiques et politiques pèsent sans conteste sur le milieu du travail, il appartient aux professionnels de santé (médecins et infirmiers du travail) de se mobiliser pour mieux prendre en charge leurs patients-salariés exposés à des situations à risque. En synergie avec les autres acteurs de prévention (ingénieur ou inspecteur hygiène et sécurité, ergonome, psychologue, correspondant handicap, etc.), des propositions d'actions collectives sont régulièrement effectuées au sein des Comités Hygiène et Sécurité des Conditions de Travail (CHSCT) afin de maîtriser le stress au travail.

    Les axes de préconisations peuvent se retrouver de façon transversale dans l'ensemble des entreprises. Elles reposent le plus souvent sur:

    — la sensibilisation et la formation des personnels de direction et d'encadrement à ces risques ;

    — l'information de l'ensemble des salariés ainsi que l'accès à la formation continue ;

    — l'amélioration de la communication interne dans les services (objectifs, moyens mis en oeuvre, organisation, autonomie, qualité, etc.) ;

    — la possibilité pour les équipes de pouvoir échanger dans des locaux adaptés sur les difficultés et les « ficelles » du métier ;

    — la valorisation de la qualité du travail et de la solidarité.

    Au total il s'agit de recréer du collectif, de renforcer le lien social dans les unités de travail, ainsi que nous l'a enseigné la psychodysleptique du travail. La dégradation des conditions de travail se répercute sur l'état de santé de la population salariée avec un coût humain et économique à la fois en terme de santé publique et de rentabilité entreprenariale.

    Les mutations des structures professionnelles représentent des situations particulièrement à risque: restructurations, réformes brutales, mal maîtrisées en termes de formations et de moyens favorisent des situations de crise où les salariés les plus investis et|ou les plus fragiles deviennent les premières victimes d'un système dans lequel la recherche de qualité dans la réalisation des tâches est écartée au profit d'une exigence quantitative de résultat. L'autonomie située entre travail prescrit et réalisation des tâches est considérablement réduite voire inexistante.

     

    Pour les médecins du travail, il s'agit alors de prévention secondaire voire tertiaire (prise en charge des accidents, maladies professionnelles et autres pathologies, etc.) avec les conséquences en termes d'inaptitude temporaire ou définitive: congé grave maladie, parfois nécessité d'un reclassement avec les difficultés de négociation que cela comporte...

    Les médecins traitants généralistes et spécialistes ont un rôle essentiel à jouer: conseils, prise en charge, mise à distance de la situation pathogène constituent des mesures de protection parfois urgentes chez des salariés en danger.

     

     

    Si les facteurs de stress sont bien connus des spécialistes, comment évaluer la situation d'une entreprise face aux risques?

    En juillet 2008, l'Accord National sur le stress au travail a été signé par tous les partenaires sociaux. Pour autant le diagnostic n'est pas aisé. Il repose le plus souvent sur des questionnaires étalonnés soumis aux salariés lors des visites médicales, et leur analyse ne reflète que très partiellement l'état réel de l'entreprise en termes de ressources humaines .

    Chaque secteur d'activité et à l'intérieur, chaque structure de travail possède ses propres spécificités qui sont fonction des métiers exercés , des caractéristiques de la population en activité, mais aussi de l'histoire même de l'entreprise. Par définition variable d'une période à l'autre, au rythme des changements économiques et des réformes, la vie d'une structure professionnelle est constamment en mouvement, nécessitant ainsi des ajustements réguliers et subtils en matière de diagnostic et de prévention. Il convient de remarquer que la réglementation y incite les partenaires puisque le Document Unique qui recense l'ensemble des risques auxquels sont exposés les salariés ainsi que les moyens mis en oeuvre pour les prévenir doit être établi et revu annuellement par l'employeur, et discuté au sein des CHSCT.

     

    Le premier employeur de notre pays est constitué par le Ministère de l'Education nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Diverses études menées par les services internes (médecine de prévention) ainsi que par la Mutuelle générale de l'Education nationale (MGEN) ont mis en évidence les particularités de la souffrance des enseignants du secteur scolaire: 1er degré (écoles maternelles et élémentaires) et du 2d degré (collèges, lycées généraux, technologiques et professionnels). Les facteurs de risque ont pu être clairement identifiés par des enquêtes mais aussi par les informations recueillies sur le terrain par les professionnels de santé, les assistants sociaux, les inspecteurs, les services de ressources humaines et les équipes chargées de l'hygiène et de la sécurité. Les 69 000 établissements français sont autant d '« employeurs » à conseiller. Chez les professionnels de l'éducation, les troubles psychiques à type de stress-dépression-anxiété-épuisement sont particulièrement prégnants en raison de la sur-exposition liée a la fonction.

    L'évolution du métier a entraîné une multiplicité des demandes faites en pratique aux professeurs: pédagogue mais aussi animateur et éducateur. Dès que l'enseignant est fragilisé par des problèmes personnels ou professionnels (conflits sur le lieu d'exercice, agressions physiques et verbales, isolement.), l'énergie nécessaire à la réalisation des missions ne pourra être mobilisée. L'exposition permanente au groupe-classe requiert en effet un très bon état fonctionnel.

    Les médecins de prévention consacrent l'essentiel de leur activité à recevoir en entretien les personnels dits en difficulté: il s'agit actuellement en majorité de professeurs reçus à leur demande pour un soutien et des conseils médicaux. Ces consultations accueillent également les autres catégories de personnels telles que les administratifs, les agents de laboratoires, les agents de sécurité sans oublier les ouvriers. Ceux-ci ont d'ailleurs fait l'objet de l'attention prioritaire de la médecine de prévention avant la récente décentralisation aux collectivités territoriales de la quasi-totalité d'entre eux. Des actions visant à améliorer les conditions de travail et à définir de bonnes pratiques ont été mises en place pour ces agents qui constituaient le groupe considéré comme le plus exposé à différents risques au sein de l'institution.

    Les entretiens médicaux avec les personnels sont riches d'informations qui peuvent ensuite être croisées avec d'autres sources. Concernant les professeurs, les situations d'effondrement psychologique nécessitent une écoute et un soutien, avec un suivi très régulier y compris pendant les périodes d'inaptitude. Il arrive alors parfois qu'ils développent une « phobie » sévère du milieu scolaire : certains pourront se reconvertir après une stabilisation de leur état de santé. On se plaint beaucoup au cours de ces consultations, mais on y trouve aussi en la personne du médecin une forme de soutien de l'institution qui a fait défaut dans une carrière pourtant souvent menée sans problème apparent pendant des années. Les douleurs s'expriment alors par des termes violents pour évoquer leurs élèves tels que « l'arène », les « fauves ». On imagine le cercle vicieux de la souffrance qui s'entretient entre élèves et professeurs parfois sur de longues périodes. En effet le « présentéisme » est une forme de défense assez fréquente chez les enseignants en souffrance.

    Que nous apprennent ces situations sur les raisons du malaise?

    — le manque de soutien de la hiérarchie en cas de difficulté significative constitue un élément récurrent. Or les chefs d'établissement sont eux-mêmes soumis non seulement à la pression du résultat mais aussi aux accidents qui jalonnent la vie de leur structure et aux traumatismes vécus par leurs personnels. Le Dr Mario Horenstein, psychiatre à la MGEN a identifié ce phénomène sous le terme de traumatisme vicariant;

    — l'isolement et le manque d'échanges entre enseignants aggravent les situations de détresse ;

    — les stresseurs engendrent un sentiment d'insécurité et un climat émotionnel délétère: menaces, coups et blessures, harcèlement verbal ou physique interne de la part de certains élèves, collègues et externe (parents notamment) ;

    — le manque de reconnaissance et l'augmentation des demandes sociales, la porosité entre vie privée et professionnelle sont autant de facteurs déstabilisants dans un contexte de performance et de rationalité économique qui impacte également la sphère de l'éducation, pourtant caractérisée par une certaine résistance!;

    — l'accès insuffisant à la formation continue ne favorise pas le processus d'entretien de l'estime de soi.

    Enfin la diversité socioculturelle croissante des élèves et l'évolution des caractéristiques de la population enseignante, toutes deux liées aux évolutions de notre société représentent également des éléments à prendre en compte. Pour mémoire l'époque ou le recrutement des professeurs était constitué par un vivier d'anciens élèves méritants, souvent boursiers, est bien révolue.

    L'école est bien un lieu de résistance aux diverses pressions qui s'y exercent. La souffrance s'y exprime par des troubles psychiques et des troubles musculosquelettiques fortement corrélés à ces derniers. L'augmentation des demandes de consultations, de mutations (turn-over), absentéisme ou au contraire présentéisme sont autant d'indicateurs des perturbations de l'état de santé des enseignants et des établissements.

    Si les médecins de prévention font valoir la nécessité d'améliorer la prévention collective au sein des CHS, il est intéressant de se pencher sur un dispositif spécifique interne à l'Education nationale qui permet à certains enseignants en grande difficulté de se reconvertir. Il s'agit de « postes adaptés » destinés à favoriser la réinsertion professionnelle de candidats en situation d'inaptitude temporaire ou définitive. Ce système qui s'est développé depuis plus de vingt ans au sein des Académies concerne des professeurs généralement placés en congès longue maladie ou longue durée qui souhaitent reprendre une activité à distance de l'enseignement dit présentiel (face à la classe) au moins temporairement. La candidature à ce dispositif repose sur la stabilisation de l'état de santé associé à un projet cohérent de reconversion. Les candidats retenus sont alors placés en position d'activité pour une année renouvelable deux fois. Certains ont déjà pu anticiper en exerçant une activité dite à titre thérapeutique pendant un congé maladie sur avis du médecin de prévention en liaison avec le Service des Ressources humaines.

    Les candidatures sont examinées de façon collégiale par le service médical, les Ressources humaines, les assistants sociaux, certains inspecteurs, ainsi que par un psychiatre de la MGEN. In fine les décisions sont prises avec les représentants syndicaux des personnels au sein d'une commission paritaire.

     

    Une étude interne au service médical du Rectorat de Paris a permis d'analyser les caractéristiques des candidats pour l'année scolaire 2007-2008, par comparaison avec l'ensemble des « enseignants en difficulté » reçus en consultation.

    L'âge moyen est d'environ 45 ans et sur 115 candidats, 43% présentaient 2 ou 3 pathologies associées. Les 3|4 d'entre eux souffraient de troubles psychiques dont un tiers en réaction à une situation de souffrance au travail. Le deuxième type de pathologies était d'ordre rhumatologique, avec de nombreuses situations de handicap. Ces résultats sont à rapporter aux caractéristiques particulières de la population enseignante à Paris: âge moyen plus élevé car il faut de l'ancienneté pour muter de la province et d'autre part les demandes avec priorités médicales sont plus nombreuses du fait de l'offre de soins disponible dans la capitale (facteurs de confusion dans l'étude). Le nombre de postes adaptés , en fonction des moyens alloués par l'institution , est d'environ 80, répartis entre le premier et le second degré. Chaque année sont examinées les demandes de maintien ou de sortie du dispositif ainsi que les nouvelles demandes. Rapporté aux effectifs théoriques, ce nombre peut paraître très insuffisant (l'Académie de Paris gère plus de 25000 agents en milieu scolaire!). En pratique , les exigences pour intégrer le dispositif limitent le nombre de postulants.

    Il est intéressant de noter les autres types de troubles psychologiques davantage présentés par les candidats que dans le groupe des consultants « en difficulté »:

    - troubles de la personnalité..................................3, 4% vs 1, 5%,

    - troubles bipolaires de l'humeur............................9, 5% vs 3, 9%,

    - alcoolodépendance et toxicomanies,

    - troubles du comportement alimentaire.

    Les 2 groupes présentaient autant d'état de stress post traumatique (4% environ) avec des états de santé très altérés , souvent très discordants en apparence avec l'évènement traumatique initial.

    Les candidats à la « réadaptation » sont retenus en fonction plusieurs critères :

    -situation personnelle (âge, enfants à charge),

    -stabilisation de l'état de santé et indication médicale à un changement de poste,

    -capacité à élaborer et réaliser un projet de reconversion ou de reclassement par le biais de la formation et| ou des concours.

    La plupart, après alternance de stage en situation et de formation réussissent à exercer une nouvelle activité soit sur un poste moins exposé dans le milieu éducatif (centre de documentation, bibliothèque...) ou technique (informaticien) ou encore dans le domaine administratif. D'autres partent dans le secteur privé culturel, sanitaire, en fonction de leur formation initiale. Un petit nombre reprend l'enseignement présentiel, ce qui ne représente pas un échec mais plutôt une reprise consolidée. Enfin, certains restent inaptes à leur activité, de façon définitive (retraite pour invalidité à l'issue des droits à congé maladie).

    Les enseignants devenus gravement handicapés et pour lesquels un travail à domicile est l'unique possibilité peuvent bénéficier de postes adaptés de longue durée auprès du Centre national d'enseignement à distance (CNED).

    En conclusion, le dispositif de réadaptation correspond bien à une nécessité pratique d'accompagnement des enseignants en situation de souffrance au travail.

    Il permet aux médecins de prévention d'affiner leurs connaissances dans ce domaine au travers de cas concrets suivis sur la durée et ainsi d'anticiper les situations à risque et d'élargir leurs actions par des préconisations collectives. Le diagnostic global de santé au travail peut ainsi être affiné au sein des Académies avec leurs particularités respectives.

    Cependant si l'on peut espérer rattraper le retard qui est le nôtre en France par rapport à d'autres nations tels que le Canada, les pays scandinaves ou même la Grande Bretagne, les stratégies à mettre en place dépassent largement la prévention tertiaire. En effet le vieillissement de la population active avec l'allongement de la durée des carrières devrait nous amener à réfléchir sur les changements de postes des salariés afin d'anticiper les situations d'inaptitude liées à la fonction. Ainsi les professionnels exposés à des risques physiques (ouvriers, mais aussi enseignants en atelier ou encore en éducation physique et sportive) devraient pouvoir bénéficier d'une politique plus souple en matière de changements de postes dans les entreprises et les administrations, bien avant que les conséquences des accidents, de l'usure et du stress ne les placent en situation d'inaptitude.

    La santé au travail constitue bien une priorité de santé publique. Pour définir des objectifs en matière de prévention des risques psychosociaux, en particulier de la souffrance au travail, les diagnostics devraient reposer sur l'état réel des entreprises et des services. Pour ce faire, les informations recueillies sur le terrain et dans les consultations médicales constituent une aide précieuse pour tous les acteurs de la prévention. Si le travail est un facteur de « bonne santé » et d'émancipation, encore faut-il qu'il puisse s'exercer dans des conditions favorables à la fois collectives et individuelles.

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