- Numéro TLM 129
La relation médecin/patient à l'ère du numérique
Spécialité : Santé numérique
Date : 10/10/2022
ENTRE CONSULTATION RÉELLE ET VIRTUELLE
Comment le numérique refaçonne la relation médecin/patient
IL Y A 20 ANS, LA LOI KOUCHNER, RELATIVE AUX DROITS DES MALADES ET À LA QUALITÉ DU SYSTÈME DE SANTÉ, TRANSFORMAIT LE RÔLE DU PATIENT : DE SUJET PASSIF, IL DEVENAIT UN ACTEUR DE SA SANTÉ. INDISPENSABLE POUR CRÉER LE LIEN DE CONFIANCE INHÉRENT AU SOIN, CETTE RELATION MÉDECIN/PATIENT CONNAÎT AUJOURD’HUI UN NOUVEAU BOULEVERSEMENT AVEC LE NUMÉRIQUE
Le principal défi posé à notre système de santé va être de transposer la loi Kouchner dans une relation où le numérique occupe de plus en plus de place au centre du parcours de soins, posant deux questions majeures : la relation de confiance entre médecins et patients mais aussi le temps médical —ici réduit grâce au numérique. Il s’agit également de ne pas oublier la confidentialité des échanges et des données.
Une consultation tripartite. Rencontre entre l’expérience scientifique du médecin et l’expérience existentielle du patient, la consultation médicale est perçue comme un lieu d’échange, où le patient accepte que le médecin ausculte sa vie physique et mentale. Une rencontre qui présuppose une confiance dans le savoir médical et dans le respect des données partagées, médecins comme patients basant leur relation sur cette confiance. Mais il existe aujourd’hui un troisième acteur dans cet échange : l’écran d’ordinateur, qui crée une consultation à la fois réelle et virtuelle. Générant une double exclusion, celle du médecin et celle du patient, car il ne s’agit plus ici d’une rencontre pleine et entière. Cela impose une autre manière de communiquer, exempte de tout paraverbal mais aussi de toute empathie. Le médecin est ici désincarné, devenant simplement une image et un son. Un phénomène imputable tant à la téléconsultation qu’aux applications de santé, qui ne favorisent pas la confidence et la sollicitude. Devenu service, le médecin doit être vigilant à ce que l’écran ou les applications ne prennent pas le dessus sur l’enjeu médical. De plus, le passage d’une relation médecin/patient à une relation médecin/écran/patient nie la co-construction d’une réalité interindividuelle et amoindrit le processus décisionnel humain, susceptible de générer une perte de sens et de vocation. Le soignant peut légitimement s’interroger sur sa fonction, au service des patients ou d’une structure d’efficacité du soin. Cela pose un autre questionnement, cette fois ci sur l’évaluation. Avec l’intelligence artificielle, visible via les chatbots ou autres applications, faut-il évaluer la qualité du soin ou l’efficience des investissements dédiés aux structures de soins ouvrant une nouvelle médecine ? Enfin, l’écran réduit la réflexion Bottom-up (médecin/patient) et « externalise » les connaissances médicales. Doit-on alors externaliser une compétence au risque de la perdre ou se servir d’un outil extérieur pour renforcer ses capacités et son autonomie de décision ? Enfin, si le but de l’IA est de rationaliser l’humain, il faut s’entendre sur cette notion de rationalité.
La relation médecin patient interroge… Ces téléconsultations et ces applications, sans oublier celles permises grâce à l’intelligence artificielle, apparaissent comme indispensables dans un contexte de désertification médicale. Elles ouvrent une justice distributrice des soins et une égalité d’accès aux conseils médicaux. De même, elles diminuent le taux de recours aux urgences, la consommation de transports sanitaires et permettent de « trier » les patients ayant besoin d’une consultation physique à l’hôpital. Enfin, si la e-Santé permet aux patients de bénéficier rapidement d’un avis médical, ces échanges virtuels sont l’occasion de personnaliser davantage leur suivi. Cependant, le médecin doit apprendre à s’adapter au patient, mais aussi aux contraintes que lui impose l’outil technologique. S’il lui est possible de transmettre une photo, de réaliser des tests à distance, il ne peut palper une masse, sentir une lésion, écouter une respiration tout juste pathologique... L’interrogatoire, tant verbal que digital, revient ici au premier plan. Le corps se transforme donc en une somme de données produites par de nombreux capteurs ou indices, pas toujours scientifiquement pertinents. Tant et si bien que l’image numérique du corps est incomplète, exposant à des risques d’erreurs. S’observe ainsi un paradoxe de taille : le système de e-Santé, censé aider la qualité de soins, vient dégrader la relation médecin/patient. Car le médecin interprète et analyse l’information reçue, intègre un ressenti émotionnel, maîtrise un temps biologique (différent du temps physique) et participe à la co-construction d’une réalité sensible. Penser avec la technologie et l’intelligence artificielle risque ainsi d’altérer la relation médecin/patient. Si l’IA permet d’accroître les capacités de l’humain, de rendre la décision prévisible et de rationaliser les coûts, elle n’en diminue pas moins les capacités réflexives de l’humain, soumis à l’IA, et reste inadaptée aux situations impliquant des émotions.
Le risque de partage des données et des risques. Ensuite, enjeu de taille, la multiplication des données de santé s’accompagne d’une nécessaire transparence. Le patient ne peut plus cacher certains éléments avec le contrôle digital. Et le secret médical, socle fondamental de la relation médecin/patient, s’effrite. Ensuite, les données médicales peuvent être vendues et piratées. Médecin et patient doivent tous deux avoir conscience des limites et des risques de la médecine digitale. Car, le plus souvent, les recommandations digitales sont suivies aveuglément plutôt que d’être évaluées de façon critique. Pour atténuer certains de ces risques, personnes et organisations travaillent à l’élaboration de normes de certifications et d’audit pour les systèmes d’IA. Ensuite, si la digitalisation de la médecine est inévitable, il faut anticiper les questions éthiques et poser des garde-fous. Mais si le numérique crée une nouvelle relation de soin, les obligations des professionnels demeurent celles de la loi du 4 mars 2002, venant rappeler les propos du président du Conseil national de l’Ordre des médecins, le Dr Patrick Bouet : « La technologie ne remplacera jamais la capacité du médecin à accompagner ses patients, avec humanité et empathie ».
Frédérique Guénot ■
Une santé trop robotisée inquiète patients et médecins
La robotisation de la santé dans le futur inquiète les patients ; pourtant, à l’heure actuelle, il est clair que la machine ne peut remplacer l’humain : son intelligence est supervisée par l’Homme ; elle ne comprend pas son propre cheminement, elle peut au mieux l’expliquer ; elle ne sait pas imaginer et par conséquent, ne sait pas s’adapter à des situations particulières ; et enfin, elle n’a pas conscience d’elle-même. Par ailleurs, le fonctionnement binaire des machines ne peut être comparé avec les cellules du cerveau humain, matière bien plus riche qui, par essence, n’est pas près d’être dépassée par « des 0 et des 1 ». L’intelligence artificielle doit s’intégrer dans la pratique courante, non pas comme prise de décision, mais comme aide dans la prise de décision. Du côté des professionnels de santé, l’intelligence artificielle inquiète également, mais elle est aussi porteuse d’espoir. L’IA n’est encore que très peu présente dans la pratique médicale, et donc dans le quotidien des médecins. Selon une enquête d’opinion réalisée entre mars et juin 2019, sur 187 médecins généralistes, 119 n’ont pas de connaissances sur l’IA, alors que 62 ont déjà utilisé de l’IA dans leur pratique. Pour autant, une majorité de ces médecins, soit 106 praticiens, sont favorables à cette technologie, contre seulement 20 défavorables, les autres sont sans avis. Nombre de spécialistes prédisent que si l’intelligence artificielle ne remplacera pas les médecins, les professionnels de santé qui l’utilisent finiront par remplacer ceux qui ne l’utilisent pas.
Solène Penhoat ■
L’impact de l’IA sur la relation médecin/patient étudié par le CDBIO
L’intelligence artificielle (IA) est de plus en plus présente en santé. Le Comité directeur pour les droits de l’homme dans les domaines de la biomédecine et de la santé (CDBIO) a publié en juin son nouveau rapport sur l’impact de l’intelligence artificielle sur la relation médecin/patient. Un impact encadré par les principes des droits de l'homme mentionnés dans la Convention européenne sur les droits de l'homme et la biomédecine de 1997, connue sous le nom de « Convention d'Oviedo ». Le rapport du BCDIO étudie l'impact potentiel de l'IA sur les droits de l'homme dans la relation médecin/patient autour de six grandes thématiques.
• Le premier sujet concerne l’inégalité dans l’accès à des soins de santé de qualité. Le déploiement des systèmes d’IA ne sera ni immédiat ni universel dans tous les états membres ou systèmes de santé, ce qui risque de créer de nouvelles inégalités en matière de santé dans les états membres.
• Le second axe de réflexion concerne la transparence et le consentement éclairé. La complexité de l'IA soulève une question : comment les systèmes d'IA doivent-ils s'expliquer, ou être expliqués, aux médecins et aux patients ? Dans de nombreux cas, les patients n’ont pas un niveau de connaissances suffisant pour donner un consentement libre et éclairé. Par ailleurs, les systèmes d’IA qui interagissent directement avec les patients devraient leur indiquer qu’ils sont des systèmes artificiels.
• Le troisième volet concerne le risque de biais social dans les systèmes d’IA. Dans les systèmes d’IA, les décisions biaisées et injustes ne sont souvent pas le produit de raisons techniques ou réglementaires, mais traduisent plutôt des biais sociaux et les inégalités sociales sous-jacentes. Par exemple, les échantillons des essais cliniques et des études sur la santé ont toujours été biaisés en faveur des hommes blancs, ce qui signifie que les résultats sont moins susceptibles de s'appliquer aux femmes et aux personnes de couleur. Sans intervention, les systèmes d’IA apprendront et renforceront ces modèles préexistants qui favorisent l’inégalité des chances et l’inégal accès aux ressources dans la société.
• La quatrième thématique est la dilution de la prise en compte du bien-être du patient. En tant que médiateur placé entre le médecin et le patient, les systèmes d'IA peuvent empêcher la compréhension tacite de la santé et du bien-être du patient, et encourager le clinicien et le patient à discuter de la santé uniquement en termes de quantités mesurables ou interprétables par une machine. u Le cinquième volet concerne les risques de biais d’automatisation, de perte de compétences et de déplacement de la responsabilité. Il n’existe pas encore de preuves de l’efficacité clinique de nombreuses technologies d’IA dans le domaine des soins de santé, ce qui constitue un obstacle à leur déploiement à grande échelle.
• Le dernier axe couvre les conséquences sur le droit à la vie privée. La Convention d’Oviedo prévoit une application spécifique du droit à la vie privée qui reconnaît la nature particulièrement sensible des informations personnelles relatives à la santé et établit un devoir de confidentialité pour les professionnels de la santé. Des normes éthiques doivent s'appuyer, indique le rapport, sur la transparence, les biais, la confidentialité et l'efficacité clinique afin de protéger les intérêts des patients en matière de consentement éclairé, d'égalité, de vie privée et de sécurité. De telles normes pourraient servir de base à un déploiement de l'IA dans le secteur de la santé favorisant la relation de confiance entre les médecins et les patients plutôt que de l'entraver.
S.P. ■
- Ce dossier est composé de 2 Articles