• Pr PISELLA : L’œil sec, une maladie chronique et multifactorielle

Pierre-Jean PISELLA

Discipline : Ophtalmologie

Date : 10/10/2021


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S’il est rare que la sécheresse oculaire, ou maladie de l’œil sec, ait de graves complications, son retentissement sur la qualité de vie des patients mérite une prise en charge précoce et adaptée, estime le Pr Pierre-Jean Pisella, ophtalmologue au CHU Bretonneau à Tours.

 

TLM : L’œil sec est-il un symptôme, un syndrome ou une maladie ?

Pr Pierre-Jean Pisella : Jusqu’en 2017, la sécheresse oculaire était considérée comme un syndrome, mais elle est depuis classée comme une maladie à part entière. Elle résulte d’un déséquilibre entre la production et les pertes de larmes, soit par défaut de sécrétion —on parle de sécheresse « aqueuse »—, soit par excès d’évaporation —on évoque alors une sécheresse « évaporative ». Ce déséquilibre entraîne des dommages sur la surface oculaire, à l’origine des symptômes. Il s’agit d’une maladie chronique, multifactorielle, dont la prévalence varie très fortement selon la définition qu’on en a, allant de 0,5 à 30 % de la population ! On s’accorde néanmoins sur le nombre de 4 millions d’individus touchés en France, dont les 9/10es sont des femmes.

 

TLM : Qu’est-ce qui explique cette nette prédominance féminine ?

Pr Pierre-Jean Pisella : Parmi les multiples causes de la maladie de l’œil sec, le déficit en androgènes semble jouer un rôle important. Déjà relativement faible chez les femmes, la production de ces hormones se tarit à la ménopause, ce qui pourrait expliquer pourquoi elles sont davantage touchées que les hommes, en particulier après 50 ans, mais aussi pourquoi les traitements hormonaux substitutifs œstroprogestatifs n’ont aucun effet sur la maladie de l’œil sec.

 

TLM : Comment se manifeste cette maladie ?

Pr Pierre-Jean Pisella : Les patients se plaignent d’avoir les yeux lourds, fatigués, ils ont la sensation de grains de sable dans les yeux, de démangeaisons, d’irritation, de brûlure... Ils ont aussi très souvent les yeux qui larmoient, ce qui, a priori, peut sembler paradoxal : en réalité, il s’agit d’un larmoiement réactionnel, une sorte de réflexe qu’adopte l’œil pour se protéger. L’inconfort et la douleur peuvent s’accompagner de troubles de la vision, qui se manifestent notamment par un flou visuel. Dans certains cas, on peut également observer une inflammation au niveau des paupières.

 

TLM : Vous avez qualifié l’œil sec de maladie multifactorielle : quelles en sont les causes ?

Pr Pierre-Jean Pisella : Outre le déficit androgénique, la ménopause et le vieillissement évoqués précédemment, la prise de certains médicaments peut entraîner une sécheresse oculaire par insuffisance lacrymale : c’est notamment le cas de tous les psychotiques (antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères), de certains antihistaminiques et de certains bêtabloquants. Plusieurs maladies entravent également la production de larmes — citons le psoriasis, l’atopie, l’acné rosacée, et surtout le syndrome de Gougerot-Sjögren qui peut provoquer des atteintes plus sévères. Mais, le plus souvent, le dessèchement de l’œil résulte d’un excès d’évaporation causé par un dysfonctionnement des glandes de Meibomius (DGM). Situées dans la paupière, ces glandes produisent alors insuffisamment de meibum ; sans ce corps gras qui stabilise le film lacrymal pour garder la surface de l’œil humide et confortable, les larmes s’évaporent trop vite et l’œil se dessèche. Quant au port de lentilles de contact, au travail prolongé sur écran, à l’exposition à la fumée de tabac ou à la pollution atmosphérique, ce sont davantage des éléments révélateurs de la maladie de l’œil sec que des facteurs de risque ou des facteurs aggravants.

 

TLM : Comment pose-t-on le diagnostic d’une sécheresse oculaire ?

Pr Pierre-Jean Pisella : Le diagnostic clinique de l’œil sec est principalement basé sur la symptomatologie. En interrogeant son patient sur ses symptômes, le médecin généraliste peut évoquer cette pathologie et le référer à l’ophtalmologue. Son rôle est alors de rassurer le patient : la maladie de l’œil sec n’a aucune incidence sur le risque de développer d’autres pathologies oculaires comme la cataracte ou la DMLA (dégénérescence maculaire liée à l’âge), pas plus qu’elle ne fait perdre la vue. Mais le rôle du praticien s’arrête là. Il doit ensuite adresser son patient à un ophtalmologue, le seul à disposer des outils permettant de confirmer le diagnostic. Ce spécialiste va notamment évaluer la qualité des larmes via le test de mesure du temps de rupture du film lacrymal, qui évalue la capacité de ce dernier à protéger la surface de l’œil — en-dessous de 10 secondes, on considère que le film est instable ; il va ensuite examiner la marge palpébrale sur le bord des paupières à la recherche d’une éventuelle inflamma tion : une blépharite est en effet présente dans 60 % des cas d’œil sec dus à un dysfonctionnement des glandes de Meibomius, tandis qu’une kératite est fréquente dans les cas dus à un syndrome de Gougerot-Sjögren.

 

TLM : Peut-on guérir la sécheresse oculaire ?

Pr Pierre-Jean Pisella : Il n’existe, pour l’heure, aucun traitement curatif, seulement des traitements substitutifs donc symptomatiques, qui visent à soulager les patients. C’est pourquoi les médecins doivent prendre le temps d’expliquer à ces derniers qu’ils souffrent d’une maladie chronique et qu’ils devront prendre des traitements tout au long de leur vie. C’est assez contraignant, d’autant que ces substituts lacrymaux, proposés sous forme de gels ou de larmes artificielles, doivent être mis plusieurs fois par jour, environ toutes les deux heures pour être réellement efficaces. En cas d’inflammation liée à une sécheresse oculaire évaporative, on conseille de se masser les paupières avec un gant de toilette humide afin d’atténuer les symptômes. En cas d’atteinte sévère, plusieurs alternatives sont à notre disposition comme les lentilles de contact contenant un réservoir d’eau ou les bouchons méatiques qui obstruent les canaux lacrymaux. De nombreuses solutions existent, c’est pourquoi il est important de rassurer les patients et de les orienter vers des spécialistes qui pourront les prendre en charge.

Propos recueillis

par Mathilde Raphaël

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