• Pr Patrick Tounian : Les lipides essentiels dans l’alimentation de l’enfant

Patrick Tounian

Discipline : Pédiatrie

Date : 23/10/2023


  • 415_photoParole_133PE_Tounian.jpg

Réduire la consommation de graisses pour limiter le surpoids s’avère préjudiciable pour la croissance des tout-petits et sans effet sur la prévention de l’obésité, selon le Pr Patrick Tounian, chef du service de Nutrition et Gastroentérologie pédiatriques à l’hôpital Trousseau (Paris). Il plaide pour une réhabilitation des lipides dans l’alimentation des plus jeunes.

 

TLM : Quel rôle jouent les lipides dans la croissance des jeunes enfants ?

Pr Patrick Tounian : Ils jouent un rôle essentiel ! Le cerveau est constitué de 60% de lipides, il lui faut donc des apports suffisants, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, pour lui assurer un développement correct.

 

TLM : Quels sont les apports lipidiques conseillés ?

Pr Patrick Tounian : D’après les recommandations de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), les apports en lipides doivent représenter la moitié des apports caloriques jusqu’à 6 mois, puis 40% entre 6 et 12 mois et être supérieurs à 35% après 12 mois. L’allaitement ou les laits infantiles couvrent ces besoins. Mais après la diversification alimentaire —introduite aux alentours de 6 mois— ces objectifs ne sont pas atteints si elle n’est pas complétée par des apports spécifiques en graisses. Pour les enfants âgés de 6 à 12 mois, on conseille donc d’ajouter une à deux cuillères à café d’huile végétale ou l’équivalent d’une cuillère à café de beurre dans chaque plat salé que l’on propose à l’enfant ; et on complète par trois biberons quotidiens de lait (soit 700 ml par jour). Cela permet tout juste d’atteindre les 40 % préconisés par les autorités sanitaires.

 

TLM : Si l’on s’en tient aux lipides, tous les laits se valent-ils ?

Pr Patrick Tounian : Les laits de croissance sont les seuls à fournir les apports en fer nécessaires pour couvrir les besoins entre un et six ans. On conseille donc de privilégier ces laits pour une alimentation équilibrée.

Mais si l’on ne considère que la teneur en lipides, c’est dans le lait entier qu’elle est la plus proche de celle du lait maternel, avec 36 g/litre vs 40 g/l ; le lait de croissance en contient 31 g/l, tandis que le lait demi-écrémé n’en contient que 16 à 18 g/l.

 

TLM : En revanche, sur le plan qualitatif, tous les lipides sont loin d’être équivalents. Quels sont ceux qu’il faut privilégier pour assurer une bonne croissance à son enfant ?

Pr Patrick Tounian : Pour bien se développer, le cerveau a besoin d’avoir des acides gras essentiels, l’acide linoléique et l’acide alpha-linolénique, les seuls que l’organisme n’est pas capable de fabriquer. Ceux-ci proviennent de l’alimentation ; ils servent surtout de précurseurs aux acides gras polyinsaturés : l’acide docosahexaénoïque (DHA), un acide gras polyinsaturé oméga-3, et l’acide arachidonique (ARA), un acide gras polyinsaturé oméga-6. Dans le cerveau, ces deux acides gras essentiels servent uniquement à fabriquer le DHA et l’ARA. En 2020, l’EFSA a rendu obligatoire la supplémentation des laits infantiles en DHA ; en revanche, pour des raisons obscures, cette autorité n’a pas voulu rendre obligatoire celle de l’ARA. Jugeant cette décision absurde, nous l’avons dénoncée avec un groupe de 23 pédiatres provenant de 13 pays différents dans un article scientifique publié dans l’American Journal of Clinical Nutrition. Si elle n’a pas infléchi les autorités, cette action a incité la majorité des industriels à revoir la composition de leurs laits infantiles et à y rajouter de l’acide arachidonique ! Il faut proscrire ceux qui en sont dépourvus, notamment certains laits bio.

Passé l’âge d’un an, la synthèse d’ARA devient suffisante, contrairement à l’acide docosahexaénoïque. Or, seule la moitié des laits de croissance en contiennent. Il faut donc privilégier les laits enrichis en DHA. Après un an, la seule façon de couvrir les besoins en acide docosahexaénoïque est de remplacer une fois par semaine l’une des deux portions carnées quotidiennes par du poisson. Mais, là encore, tous les poissons ne sont pas équivalents : seuls les poissons gras tels que le saumon, la sardine, le maquereau sont riches en oméga-3. Les poissons maigres (colin, cabillaud), que l’on retrouve notamment dans les produits panés, sont moins intéressants de ce point de vue-là. En revanche, ceux qui pensent bien faire en remplaçant la viande par des œufs se trompent ! Pauvres en fer, en calcium et en DHA, ils ont un intérêt nutritionnel très limité.

 

TLM : Pas toujours facile de faire manger du poisson aux enfants...

Pr Patrick Tounian : En effet, mais il ne faut pas hésiter à leur proposer des poissons fumés qu’étonnamment ils apprécient souvent. Quant au risque présumé d’intoxication au mercure, il repose sur la catastrophe écologique de Minamata, survenue au Japon au début du siècle dernier, et depuis aucun cas n’a été décrit. Les autorités sanitaires en France restent néanmoins prudentes et recommandent de consommer un maximum de deux portions de poisson par semaine jusqu’à l’âge de trois ans.

 

TLM : Quels sont les risques d’une alimentation insuffisamment riche en lipides ?

Pr Patrick Tounian : Le risque est que l’enfant ait des troubles du développement cognitif avec donc une diminution des performances intellectuelles. Des troubles de la mémoire et des troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité ont également été décrits.

 

TLM : Tous les enfants ne sont pas suivis par un pédiatre, bon nombre le sont par le médecin de famille. Pensez-vous que les médecins généralistes connaissent les recommandations en matière de lipides ?

Pr Patrick Tounian : Les praticiens qui se forment régulièrement le savent. Actuellement, le problème est que les enfants de moins de cinq ans ne mangent pas assez gras. Le défi des médecins est donc d’expliquer aux parents pourquoi il ne faut pas réduire les graisses de l’alimentation de leurs enfants alors qu’ils entendent à longueur de journée qu’il ne faut pas manger trop gras ! Je rappelle qu’il n’existe aucun lien entre les lipides et l’obésité, une maladie purement génétique. D’ailleurs, son incidence chez les enfants des pays industrialisés n’a pas évolué depuis 25 ans…

Propos recueillis

par Charlotte Montaret

  • Scoop.it