• Pr Marc Labetoulle : Sécheresse oculaire : Sortir du cercle vicieux de la chronicité

Marc Labetoulle

Discipline : Ophtalmologie

Date : 23/10/2023


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« La souffrance des patients ne doit pas être sous-estimée.

Près de 10% considèrent qu’ils ont une sensation de handicap », indique le Pr Marc Labetoulle, du service d’Ophtalmologie de hôpital du Kremlin-Bicêtre.

 

TLM : La sécheresse oculaire est-elle une cause fréquente de consultation en ophtalmologie ?

Pr Marc Labetoulle : Elle est extrêmement fréquente et prédominante chez les femmes de plus de 50 ans car environ 30% d’entre elles en sont atteintes.

Au moment de la ménopause, survient une perte de l’équilibre subtil entre les hormones féminines et masculines, la diminution de ces dernières étant associée à une perte de leur effet anti-inflammatoire. Les femmes perdent ainsi une partie de cette protection que nous avons tous lorsque nous sommes jeunes. Il a également été suggéré que le traitement hormonal de la ménopause augmente le risque de développement de l’œil sec car il apporte des hormones uniquement féminines.

 

TLM : Quelles en sont les étiologies ?

Pr Marc Labetoulle : Plusieurs facteurs déclenchants font entrer les patients dans un cercle vicieux de la sécheresse oculaire comme les maladies auto-inflammatoires, le syndrome de Gougerot Sjögren, les allergies, la prise continue de certains collyres, ou encore l’excès d’utilisation d’ordinateur (oubli de cligner des yeux)… Dès l’entrée dans ce cercle vicieux, la sécheresse oculaire devient chronique. Deux mécanismes principaux sont associés à cette pathologie : l’hyposécrétion et l’hyper-évaporation. Ces syndromes ne sont pas mutuellement exclusifs et peuvent coexister.

 

TLM : Est-ce une maladie auto-immune ?

Pr Marc Labetoulle : Elle n’est pas qu’auto-immune, mais elle a une part d’auto-inflammation et d’auto-immunité. En effet, des marqueurs d’auto-inflammation sont retrouvés dans le prélèvement des cellules de la surface de l’œil.

C’est une maladie inflammatoire de la surface de l’œil qui peut devenir une pathologie inflammatoire systémique qui, dans ce cas, est typiquement auto-immune.

 

TLM : Quels en sont les symptômes ?

Pr Marc Labetoulle : Les patients indiquent essentiellement des sensations de piqûres et de brûlures. Mais les symptômes les plus évocateurs sont les intolérances au vent (plus il est froid, plus cela est pénible) et au système de ventilation artificielle et également une certaine intolérance à la lumière —sans que cela soit franchement une photophobie—, aux fumées de tabac et autres atmosphères agressives.

 

TLM : Porter des lentilles constitue-t-il un risque ?

Pr Marc Labetoulle : Le port au long cours nécessite une surveillance ophtalmologique accrue car cela peut générer des altérations de la surface oculaire qui, à leur tour, engendrent de l’inflammation, une baisse de la sécrétion et/ou de la qualité des larmes. C’est l’un des modes d’entrée dans le cercle vicieux. À l’inverse, une insuffisance lacrymale devient surtout un facteur de mauvaise tolérance des lentilles impliquant de vérifier l’absence de souffrance de la cornée.

 

TLM : Comment évaluer le niveau de sécheresse oculaire ?

Pr Marc Labetoulle : Le diagnostic repose sur l’interrogatoire du patient pour identifier ses symptômes. Ensuite les signes objectifs sont regardés. L’une des caractéristiques est un certain dysparallélisme entre le niveau de symptômes ressentis et la sévérité des signes observés sur l’œil. De la fluorescéine déposée sur l’œil permet d’observer si ce colorant s’y accroche (en cas de sécheresse). Les niveaux d’inflammation, de rougeur de la conjonctive mais aussi des paupières — signe du syndrome sec par hyperévaporation — doivent être vérifiés. Si besoin, d’autres examens complémentaires peuvent être effectués.

 

TLM : Quel traitement prescrire ?

Pr Marc Labetoulle : Les larmes artificielles sont le traitement de première intention. Il en existe de nombreux types extrêmement complexes qui peuvent recréer l’organisation naturelle des larmes avec trois couches : l’une proche des sucres présents à la surface de l’œil, l’autre aqueuse et la dernière lipidique permettant à la couche aqueuse de se stabiliser afin qu’elle ne s’évapore pas tout de suite. Certaines larmes artificielles contiennent des produits à l’effet anti-inflammatoire stricto sensu comme des antioxydants ou des molécules luttant contre des mécanismes du système inflammatoire (autophagie, etc.). Tous ces produits ne conviennent pas à tous les patients et nous avons souvent recours à des mélanges personnalisés en fonction de l’observation des composantes impliquées dans la genèse de la sécheresse oculaire d’un individu donné.

Quelques règles d’hygiène de vie sont très utiles, notamment chez tous les patients ayant une hyperévaporation par inflammation des paupières.

L’hygiène de ces dernières est essentielle pour améliorer leur qualité et récupérer une bonne sécrétion de la couche lipidique. Du côté des écrans, ceux-ci doivent être plus bas que le niveau de la tête afin de ne pas avoir les yeux grands ouverts en permanence. Leur repos doit être fréquent (règle des 20/20/20 chez les Anglo-Saxons : toutes les 20 minutes, observer une pause de 20 secondes pour regarder à 20 pieds, soit environ six mètres). Des techniques de massages des paupières automatisés optimisent aussi leur hygiène. La lumière intense a un effet anti-inflammatoire sur les paupières. Et dans les formes auto-immunes inflammatoires sévères, des molécules anti-inflammatoires ou immunomodulatrices peuvent être prescrites. En France, la ciclosporine en collyre (à l’action anti-inflammatoire) a une autorisation de mise sur le marché mais n’est pas disponible en pharmacie (elle l’est dans de nombreux pays d’Europe, aux États-Unis et en Asie).

 

TLM : Un patient peut-il guérir de cette pathologie ?

Pr Marc Labetoulle : Revenir à un état où le tissu de la surface oculaire se normalise totalement est peu probable, sauf dans les cas où le facteur déclenchant de la sécheresse oculaire a été ponctuel (chirurgie oculaire, par exemple). Ce qui est important, c’est que dans un grand nombre de cas, les patients sont soulagés de leurs symptômes et retrouvent une bonne qualité de vie. Leur souffrance ne doit pas être sous-estimée. Près de 10% considèrent qu’ils ont une sensation de handicap. Cela peut les conduire jusqu’au syndrome dépressif sévère. Et, dans ces cas-là, il faut non seulement un avis ophtalmologique spécialisé mais aussi, si besoin, orienter le patient vers une prise en charge psychologique, voire psychiatrique. L’objectif pour nous est qu’ils parviennent à sortir de ce cercle vicieux.

Propos recueillis

par Alexandra Cudsi

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