• Pr M.-H. Delcroix : Sevrage tabagique: Comment accompagner les femmes enceintes

M.-H. Delcroix

Discipline : Pneumologie

Date : 06/07/2023


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Le Pr Michel-Henri Delcroix*, gynécologueobstétricien à l’EPSM des Flandres de Bailleul, président de l’Association Périnatalité Prévention Recherche et Information et membre associé de l’Académie nationale de chirurgie, plaide pour la mesure systématique du taux de monoxyde de carbone expiré pour inciter au sevrage tabagique, particulièrement chez les femmes enceintes ou qui projettent d’avoir un enfant.

 

TLM : À quelles complications gynécologiques et obstétricales s’expose une femme qui fume ?

Pr M.-H. Delcroix : Parmi les 7000 substances toxiques dégagées par la consumation d’une cigarette, la dangerosité tient surtout au monoxyde de carbone, qui augmente le risque de dysménorrhées, de mastodynies, vaginose bactérienne, sources de complications pendant la grossesse (avortement, grossesse extra utérine, hématome rétro-placentaire, mort fœtale in utero, naissance prématurée, rupture pré- maturée des membranes, infections anté-natales). Il diminue en outre les chances de concevoir un enfant, augmente le délai de conception et favorise l’hypofertilité. Chezles femmes qui ont un dispositif intra-utérin au cuivre, le tabac augmente le risque de grossesse extra-utérine.

 

TLM : Et quels sont les risques pour un nouveau-né ?

Pr M.-H. Delcroix : Les risques sont essentiellement le petit poids de naissance, <2500 g, et la prématurité. On a constaté que le poids moyen des bébés était corrélé au taux de monoxyde de carbone expiré par la mère au millionième près. Le poids moyen d’un nouveau-né né d’une femme dont le taux de monoxyde de carbone dépasse 20 ppm est inférieur de 750 g à celui né d’une femme dont le taux est inférieur à 6 ppm. C’est considérable ! Sachant que le cerveau est égal à jusqu’à près de 15% du poids de naissance, cela fait une différence de près de 100 g de masse cérébrale. Or, un cerveau moins volumineux ce sont des milliards de neurones en moins.

 

TLM : Combien d’enfants sont exposés in utero au tabagisme passif ?

Pr M.-H. Delcroix : La France est le pays d’Europe qui compte le plus de fumeuses : près d’une femme sur trois est accro au tabac avant la grossesse et moins d’un tiers d’entre elles arrêtent de fumer pendant leur grossesse. Plus de 90% de celles qui continuent à fumer enceintes ont un conjoint fumeur. Et le tabagisme des pères est lui aussi dangereux pour le fœtus. L’étude TCAFE (Tabac Conduite Addictive Femme Enceinte) a montré que le tabagisme passif était presque aussi dangereux que le tabagisme actif : il est associé à un risque accru de mort fœtale in utero, de malformations fœtales, de prématurité et de retard de croissance intra-utérine. Le cannabis n’est pas moins nocif. Un joint produit 6 fois plus de monoxyde de carbone qu’une cigarette. Le pire étant la chicha qui en produit entre 30 et 60 fois plus ! Tout ça reste très méconnu, même des professionnels de santé.

 

TLM : Certains médecins conseillent aux femmes enceintes de réduire leur consommation plutôt que d’arrêter totalement, pour se préserver du stress. Qu’en pensez-vous ?

Pr M.-H. Delcroix : Je pense que cet adage n’a aucun fondement et qu’il est dangereux ! Laisser fumer une femme enceinte l’entretient dans le déni que le tabac n’est pas dangereux pour son bébé. Deux paquets de cigarettes par jour c’est 40 mg de nicotine. Une femme qui réduit sa consommation à 5 cigarettes quotidiennes aura tendance à tirer dessus 8 fois plus fort et 8 fois plus longtemps pour compenser ; elle aura inhalé autant de nicotine et de monoxyde de carbone. C’est une desraisons pour lesquelles je plaide en faveur de la mesure du CO expiré, qui aide les fumeuses à prendre conscience des risques auxquels elles s’exposent et auxquels elles exposent leur bébé. Actuellement, seule une femme enceinte sur 20 bénéficie d’une telle mesure.

 

TLM : Vous avez présidé la conférence de consensus Grossesse & Tabac en 2004. Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Pr M.-H. Delcroix : Malheureusement rien. Les autorités de santé, et notamment la HAS, n’ont pris aucune mesure forte. Les quelque 60 000 médecins généralistes, 20 000 sagesfemmes ou600 000 infirmiers français n’ont pas été sensibilisés à ce sujet au cours de leur formation. La mesure du monoxyde de carbone ne fait toujours pas partie des recommandations dans l’accompagnement au sevrage tabagique en pratique habituelle des soins de premier recours, et moins d’un médecin généraliste sur 1000 dispose d’un appareil de mesure. La raison invoquée ? L’absence de preuve que cette mesure prévient le tabagisme et les complications obstétricales induites par le tabagisme. Or, l’étude T-CAFE conduite au CHU de Limoges (Prs Y. Aubard, T. Gauthier, P. Marquet) montre que les bébés nés de mères fumeuses qui ont bénéficié de la mesure du taux de CO expiré ont un poids moyen supérieur de près de 300 g à celui des bébés des mères fumeuses n’ayant pas bénéficié de cette mesure attestant d’une prise de conscience et donc, de la mise en place de mesures réelles de réduction du tabagisme.

 

TLM : Comment inciter les femmes à arrêter de fumer pendant la grossesse et les accompagner dans leur sevrage ?

Pr M.-H. Delcroix : Appliquer la « méthode des 6 A » : • Account : Mesurer le taux de CO expiré ; • Ask : Interroger l’histoire personnelle en matière de tabagisme (exposition in utero, mère ou père fumeurs, exposition au tabagisme passif pendant l’enfance, antécédents familiaux de maladies liées au tabac ; • Assess : Évaluer la motivation (« Quelle note entre 0 et 10 vous donnez-vous pour évaluer votre capacité à arrêter de fumer ? » ) ; • Advise : Conseiller l’arrêt du tabac ; • Assist : Aider en prescrivant un traitement substitutif à la dépendance nicotinique. Les substituts nicotiniques représentent la meilleure solution.

Leur dosage doit être proportionnel au taux de CO expiré (patch de 15 mg pour un taux de CO de 15 ppm, par exemple). Contre la dépendance psycho-comportementale, je préconise les formes orales (pastilles ou gommes) à utiliser quand la pulsion arrive. Moins connu, l’inhaleur est un dispositif assez efficace. La cigarette électronique, en revanche, est contre-indiquée pendant la grossesse. • Arrange : Organiser le suivi. Enfin, les thérapies cognitivo-comportementales fonctionnent très bien. Ensemble, ces solutions permettent d’atteindre des taux d’arrêt élevés en proposant un suivi rapproché avec des rendez-vous réguliers pour faire le point.

Propos recueillis

par Charlotte Montaret

* Auteur de « Grossesse et tabac », Éditions Que sais-je ?, version 2017 et des « Ordonnances en gynécologie-obstétrique », Ed. Maloine, 2022.

Le 20 juin ont eu lieu les 19es Rencontres nationales « Tabac, addictions, violences intrafamiliales, santé mentale et santé périnatale ». Organisées par l’Établissement public de Santé mentale (EPSM) des Flandres, elles ont réuni divers professionnels de santé (addictologues, médecins généralistes, infirmiers, sages-femmes, psychiatres, pédopsychiatres...). Il ressort des discussions que l’exposition aux toxiques et aux comportements toxiques pendant la vie intra-utérine augmente le risque à l’adolescence et à l’âge adulte d’être soi-même fumeur et d’adopter des comportements toxiques pouvant conduire à une inadaptation sociale, des violences sexuelles, des troubles mentaux comme l’anxiété et la dépression. La prévention tabagique doit donc intervenir très précocement, avant la naissance idéalement, ce qui suppose une prise de conscience du danger de l’exposition à la fumée de tabac ou de cannabis pour les enfants à naître.

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