• Dr Ingrid Breuskin : Carcinome épidermoïde tête et cou : Dépistage, traitement et suivi

Ingrid Breuskin

Discipline : Oncologie, Dépistage

Date : 17/01/2023


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Ce cancer ORL touche le pharynx, le larynx, les fosses nasales et les sinus. Il représente la cinquième cause de cancer, à l’origine de 5000 décès par an en France, rappelle le Dr Ingrid Breuskin, chirurgienne en Otorhinolaryngologie et Chirurgie cervicofaciale au sein du département de Cancérologie cervico-faciale à Gustave-Roussy. Elle est également cheffe du Comité ORL de Gustave-Roussy.

TLM : Que recouvre le terme de carcinome épidermoïde de la tête et du cou (CETEC) ?

Dr Ingrid Breuskin : Il s’agit d’un groupe de cancers prenant naissance dans la sphère ORL et débutant à partir des cellules épithéliales qui tapissent les surfaces et les muqueuses humides de cette zone. Ce cancer touche donc la cavité buccale, le pharynx —naso, oro et hypopharynx—, le larynx, les fosses nasales et les sinus Il représente la cinquième cause de cancer, et la quatrième chez l’homme, chez qui il est trois fois plus fréquent que chez la femme. Il survient en général autour de 60 ans. En France, selon les chiffres de 2018, on recense chaque année quelque 16 000 nouveaux cas et 5 000 décès.

 

TLM : Quels sont les facteurs de risque d’un CETEC ?

Dr Ingrid Breuskin : Jusque dans 85% des cas ils sont liés au tabac et à l’alcool. Le tabac, à lui seul, multiplie le risque par 2 à 9 pour les cancers de la cavité buccale et par 4 à 20 pour ceux du larynx. Quant à l’alcool, 25 à 30 % de ces cancers lui sont attribués.

Autre facteur de risque : les papillomavirus (HPV), qui sont cancérigènes au niveau de l’oropharynx, notamment pour la base de la langue et pour les amygdales. En France, jusqu’à 60% des cancers de l’oropharynx sont liés à l’HPV.

C’est pourquoi il faut encourager la vaccination HPV des enfants, filles et garçons, sachant que l’HPV16, le plus souvent incriminé, est couvert par le vaccin.

 

TLM : Ces cancers peuvent-ils se développer chez des patients dépourvus de facteurs de risque ?

Dr Ingrid Breuskin : Il faut effectivement savoir qu’un patient sans facteur de risque peut développer un cancer ORL. Tout d’abord les cancers de l’oropharynx, précédemment cités, liés aux papillomavirus. Ensuite ces cancers peuvent se développer sur des lésions précancéreuses, leucoplasies notamment de la cavité buccale ou sur des états précancéreux, comme le lichen plan buccal, plus fréquent chez la femme. Ils peuvent aussi survenir chez des patients âgés sans facteur de risque, ou encore chez des sujets jeunes, de 40 ans ou moins, sans qu’aucun facteur de risque ne soit mis en évidence.

 

TLM : Quels signes cliniques doivent alerter le médecin et le patient ?

Dr Ingrid Breuskin : La symptomatologie est souvent banale et donc trompeuse : simple douleur dans la gorge ou dans l’oreille, nez bouché ou qui saigne, modification de la voix ou aussi adénopathie cervicale. Il faut aussi être alerté par des lésions buccales blanches ou rouges, qui miment des aphtes, ou par des plaies de la bouche qui ne guérissent pas. En fait, bien souvent le tableau est celui d’une infection des voies respiratoires, si bien que l’on risque de se borner à prescrire des antibiotiques et donc de passer à côté d’un cancer ORL. Il faut donc ne pas hésiter à revoir le patient pour vérifier que les signes ont bien disparu. Le dépistage doit être précoce car plus le diagnostic est posé tôt, alors que le cancer est petit, plus il y a de chances de le guérir.

Quant au patient, il doit savoir que si ces signes persistent plus de trois semaines, il doit revenir consulter. D’où l’importance de la campagne « Make Sense », campagne de prévention et de dépistage et d’information sur les cancers ORL. Cette campagne européenne, qui se déroule en septembre, insiste sur le fait que ce cancer peut avoir des signes peu caractéristiques.

 

TLM : Comment poser le diagnostic d’un CETEC ?

Dr Ingrid Breuskin : Le médecin généraliste pourra poser cliniquement une suspicion de diagnostic lorsque le cancer atteint des régions accessibles à l’examen : cavité buccale et partie antérieure de l’oropharynx. Il doit donc examiner la bouche, les gencives, la langue, le plancher de la bouche, les amygdales, le voile du palais et la paroi postérieure du pharynx. Et il palpera le cou à la recherche de ganglions. Pour les autres localisations, il faudra une consultation avec l’ORL, qui pratiquera une nasofibroscopie pour examiner les fosses nasales, le cavum, l’oropharynx, le larynx et l’hypopharynx. Le diagnostic sera posé sur base d’une analyse histologique et au terme d’un bilan complet : scanner cervicothoracique avec injection de produit de contraste, IRM face cou, et PETscan si la maladie est localement avancée ou s’il existe de gros ganglions dans le cou. Ensuite on pratique toujours une panendoscopie sous anesthésie générale qui permet d’explorer toutes les voies aérodigestives supérieures, de faire des biopsies et de détecter un éventuel second cancer.

Lors de cette panendoscopie, on pratique aussi une fibroscopie œsogastrique à la recherche de lésions œsophagiennes. En effet, le tabac et l’alcool irritent toutes les voies aérodigestives, et peuvent ainsi provoquer, dans 5% des cas, de façon synchrone une deuxième lésion, ORL, digestive ou pulmonaire. Le bilan d’extension, scanner pulmonaire et PETscan, permettent également de repérer d’éventuelles métastases, le plus souvent pulmonaires.

 

TLM : Quel bilan avant le traitement et quels sont ses objectifs ?

Dr Ingrid Breuskin : En parallèle du bilan d’extension, qui permet d’établir la classification TNM du cancer, un bilan médical complet est effectué. Ce bilan vise à évaluer les possibilités de traitement. Consultation dentaire avec panoramique dentaire, en prévision d’un traitement radiothérapique, pour s’assurer de l’état dentaire et vérifier les soins à proposer. Bilan nutritionnel en cas de perte importante de poids pour la compenser par des compléments alimentaires, avec éventuellement pose d’une sonde nasogastrique, voire hospitalisation pour reconstituer les forces du patient. Consultation en addictologie pour les patients concernés, ce qui représente plus de la moitié des patients. Si l’on envisage une radiothérapie ou un traitement médicamenteux, on demandera une prise de sang. Si on envisage une chirurgie avec reconstruction par lambeau libre —une technique dont nous parlerons—, on demandera une échographie des vaisseaux du cou ; voire une échographie et un angioscanner des membres inférieurs, notamment si on envisage une reconstruction par lambeau de péroné. Souvent il faudra prescrire des antidouleurs de palier III, car ces lésions sont très fréquemment responsables de douleurs importantes. Les patients de plus de 70 ans feront l’objet d’une évaluation gériatrique pour juger s’ils sont à même de supporter les traitements standards. Toute décision thérapeutique s’établit en réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP), idéalement dans les quinze jours après la consultation initiale.

 

TLM : Quels sont les traitements ?

Dr Ingrid Breuskin : Ils se déclinent selon trois modalités : chirurgie, radiothérapie et traitement médicamenteux. Pour les petits cancers, un traitement unimodal —soit chirurgie soit rayons— sera favorisé. Pour les tumeurs localement avancées, on recourt à un traitement multimodal, le plus souvent chirurgie suivie de radiothérapie associée ou non à de la chimiothérapie. Si la chirurgie risque d’être trop délabrante ou n’est pas envisageable, on pratiquera d’emblée une radiochimiothérapie. Ces cancers nécessitent toujours un traitement des aires ganglionnaires car ils sont très lymphophiles —ils ont tendance à s’étendre vers les ganglions. Pour les petites tumeurs de la cavité buccale, opérée par voie endobuccale, on peut proposer l’exérèse du ganglion sentinelle, qui limite le geste au niveau ganglionnaire. Pour les volumineuses lésions ou les envahissements ganglionnaires, on proposera un évidement cervical ou un traitement des aires cervicales par radiothérapie. En cas de volumineuse tumeur, il faut planifier la reconstruction de la partie réséquée, par exemple une partie de la langue, ou de la mandibule.

Ce sera donc une chirurgie de reconstruction, dite avec lambeau libre. On peut prélever par exemple un lambeau fascio-cutané (peau + tissu sous-cutané) au niveau de l’avant-bras ou de la cuisse, prélever de l’os au niveau du péroné ou de l’omoplate. Ce sont des traitements lourds et longs. En effet la chirurgie touche les voies aérodigestives supérieures, donc la déglutition, la respiration, l’élocution et l’apparence physique. Les patients opérés ont une période de convalescence de trois à quatre semaines à l’hôpital, puis enchaînent une radiothérapie de sept semaines. Après et pendant ces traitements, les patients sont souvent porteurs d’une sonde nasogastrique, d’une trachéotomie dont ils seront progressivement sevrés. Ils reprendront donc progressivement une respiration par les voies naturelles et une alimentation per os, souvent avec l’aide d’orthophonistes.

 

TLM : Dans quels cas recourir aux traitements médicamenteux ?

Dr Ingrid Breuskin : Dans une optique curative, la chimiothérapie est souvent associée au traitement des CETEC, le plus souvent concomitamment avec la radiothérapie ; on parle alors de radiochimiothérapie concomitante. Parfois, elle est utilisée avant la chirurgie et on parle alors de chimiothérapie d’induction ou néoadjuvante. Cependant, lorsqu’un patient est métastatique ou bien si la maladie récidive et qu’elle n’est pas accessible à un traitement local, c’est-à-dire à une chirurgie ou à une nouvelle radiothérapie, on proposera un traitement médicamenteux.Plusieurs types de molécules sont utilisés : les chimiothérapies avec les sels de platine (cisplatine, carboplatine), le 5 Fluoro-uracile (5Fu), les taxanes (le taxol ou le taxotère) ou encore le méthotrexate ; les anticorps monoclonaux avec le cetuximab (anticorps anti-EGFR) ; enfin, nouvellement arrivés dans l’arsenal thérapeutique des CETEC, les immunothérapies avec le nivolumab et le pembrolizumab.

Pour les patients auxquels on propose directement une chimiothérapie — par exemple, ceux présentant des métastases d’emblée—, le traitement de référence est maintenant : pembrolizumab avec ou sans chimiothérapie, selon les caractéristiques de la tumeur, et des marquages en immunohistochimie ; ou alors les taxanes, sels de platine et cetuximab (Schéma TPEx). En cas de métastases ou de récidive non accessible à un traitement locorégional, le traitement médicamenteux est donc à mettre en place en première intention. Soulignons qu’il n’a alors pas de visée curative. Il a pour objectif de contrôler la tumeur, de la stabiliser, voire de la faire diminuer, de diminuer les symptômes et de maintenir une bonne qualité de vie. Pour nombreux de ces patients, des essais thérapeutiques peuvent être proposés. Par exemple, pour les patients dont le cancer est lié à l’HPV, il existe actuellement des études avec des vaccins thérapeutiques contre l’HPV.

 

TLM : Quelle est l’efficacité globale de l’ensemble de ces traitements ?

Dr Ingrid Breuskin : Les cancers liés aux HPV ont un très bon pronostic. Ils répondent très bien aux traitements avec plus de 80 à 90 % de chances de guérison. Celles-ci sont également très élevées pour les cancers de petit stade non liés à l’HPV.

Elles diminuent dans les stades avancés, avec des taux de survie autour de 40 à 50% à cinq ans.

 

TLM : Quel est le suivi du traitement ?

Dr Ingrid Breuskin : Le suivi sera à la fois clinique et radiologique. Les patients sont revus régulièrement par leurs médecins, oncologues, radiothérapeutes ou chirugiens ORL après le traitement. A trois mois de la fin du traitement, le bilan post-thérapeutique comporte une imagerie par scanner ou IRM et, en cas de traitement par radiochimiothérapie, également un PETscan. Ceci permet d’évaluer la bonne réponse au traitement, tandis que l’imagerie morphologique (scanner ou IRM) permet d’avoir une imagerie de référence pour le suivi ultérieur. Le risque de récidive de la maladie tourne aux alentours de 15 à 20% et 80 % des récidives surviennent dans les deux premières années. C’est pourquoi les patients sont suivis tous les trois mois les deux premières années, puis tous les quatre mois la troisième, tous les six mois la quatrième et ensuite tous les ans. Les consultations de suivi permettent également d’évaluer les effets secondaires en lien avec les traitements : douleurs, difficultés à mobiliser les épaules, à avaler, à manger. Certains patients peuvent nécessiter une gastrostomie au long cours. Il faut aussi un suivi dentaire car la radiothérapie entraîne une sécheresse des muqueuses de la bouche (xérostomie) : les dents, moins bien protégées, peuvent s’infecter sur un os irradié, lui-même plus sujet aux infections et donc la complication redoutée est alors une ostéoradionécrose. Le traitement de l’ostéoradionécrose consiste alors en un curetage, et peut aller, dans certains cas, jusqu’à une mandibulectomie interruptrice.

 

TLM : Quel est le rôle du médecin généraliste ?

Dr Ingrid Breuskin : Le médecin généraliste intervient, on l’a vu, à la phase de diagnostic.

Il doit penser au cancer ORL, notamment chez les patients éthylo-tabagiques. Il ne doit pas hésiter à revoir un patient présentant une modification de la voix, une douleur pharyngée ou des ganglions dans le cou. Si les symptômes persistent, il faudra le référer à un ORL. Chez les patients n’ayant pas de profil éthylo-tabagique mais présentant des lésions de la cavité buccale ou de lichen, il faut garder en tête qu’elles peuvent se cancériser. Quand la lésion est évidente, il pourra demander un scanner cervicothoracique avec injection de produit de contraste. Chez les patients sans facteur de risque, il conviendra aussi de penser aux cancers de l’oropharynx liés à l’HPV, surtout face à une tuméfaction cervicale ou à une gêne pharyngée persistantes. Une fois le diagnostic posé, le patient est censé être revu par son médecin généraliste pour finaliser l’annonce du diagnostic et faire le point sur sa maladie. C’est là une recommandation de la HAS concernant le dispositif d’annonce pour tous les types de cancers, afin de mettre en place une prise en charge globale, et de créer un lien entre médecine spécialisée et médecine de ville.

Le médecin généraliste a également un rôle essentiel dans le suivi des séquelles : douleurs, risques d’hypothyroïdie en lien avec la radiothérapie cervicale, hygiène buccodentaire. Il devra aussi surveiller la courbe de poids et couvrir les besoins nutritionnels car ces patients présentent, après leur traitement, des difficultés à s’alimenter. Il lui faudra également surveiller qu’il n’y a pas de fausses routes, causes de pneumomathies d’inhalation. Par ailleurs il pourra aussi participer au dépistage des récidives. Tout patient chez qui réapparaît une douleur ou une otalgie persistantes doit soit être réadressé à son ORL, soit avoir un examen d’imagerie.

Autre aspect enfin, le cancer déstabilise le patient, au plan psychologique et social, et le traitement y contribue aussi. Et là encore le médecin généraliste a un rôle à jouer, dans la perspective d’une prise en charge globale et d’une réinsertion dans une vie socio-professionnelle « la plus normale possible ».

Propos recueillis

par Daniel Paré

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