• Jean-Gabriel Ganascia : Promouvoir des opérateurs français ou européens

Discipline : Gestion professionnelle

Date : 09/02/2020


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Président du Comité d’éthique du CNRS, professeur à la faculté des sciences de sorbonne université et membre de l’Institut universitaire de France, Jean-Gabriel Ganascia redoute que l’état français, mu par un souci d’économies à court terme, ne confie l’exploitation de nos données santé à des opérateurs étrangers…

TLM : En quels termes se pose aujourd’hui la problématique de la souveraineté en santé ?

Jean-Gabriel Ganascia : La question de la santé, Il y a encore quelques années, s’articulait autour de l’environnement immédiat du médecin et s’énonçait en termes de territoire. L’avènement de l’intelligence artificielle, qui met au service des acteurs de santé des outils d’aide à la décision, a profondément transformé ce cadre. Pour être mis en place ces outils requièrent d’être alimentés par des quantités massives de données fournies par la pratique médicale. La France, dont le système de santé sous la tutelle de l’État est traditionnellement centralisé, possède de ce fait de très importantes quantités de données sur les patients. Nous disposons également d’acteurs capables d’interpréter ces données. Toutefois toute la question est de savoir si nous, qui possédons ces immenses ressources potentielles, allons être également capables de les exploiter pour nous. Car si nous laissions un acteur étranger le faire à notre place, celui-ci utiliserait des systèmes d’interprétation automatique plus puissants que ceux que nous pourrions fournir. Or les pouvoirs publics ont tendance à vouloir faire appel à des opérateurs étrangers, notamment américains.

TLM : Pourquoi recourir à des opérateurs étrangers ?

Jean-Gabriel Ganascia : Les opérateurs étrangers font des offres bien moins coûteuses que les nôtres utilisant des stratégies de dumping, c’est-à-dire de vente à perte, pour nous pénétrer. Nous souffrons d’une relative faiblesse du tissu industriel français, voire européen, qui n’ont pas les ressources pour rivaliser. Et nous sommes pris dans un cercle vicieux dramatique: pour faire confiance à des acteurs, il faut que ces derniers soient importants, et d’un autre côté pour permettre à des acteurs français de prendre leur essor il faudrait leur confier des missions conséquentes. L’exploitation des données de santé par un opérateur étranger peut être financièrement avantageuse mais seulement dans un premier temps. Car à terme nous devrons racheter l’exploitation de nos propres données.

 

TLM : La question de la souveraineté numérique en santé se limite-t-elle à l’aide au diagnostic ?

Jean-Gabriel Ganascia : Au moins deux autres volets méritent d’être évoqués ici.  Le premier est lié aux systèmes d’information dans les organisations du monde sanitaire —par exemple les systèmes décrivant les dossiers patients, l’information hospitalière, les connaissances médicales ou encore la législation. Ces systèmes sont organisés à partir de ce que l’on appelle des ontologies, c’est-à-dire des concepts permettant de retrouver l’information. Or ces ontologies sont le reflet d’une culture médicale. Aujourd’hui ces ontologies sont essentiellement conçues à partir de connaissances, et donc de catégories, anglo-saxonnes, ce qui constitue une forme de perte de souveraineté. L’autre volet est lié à l’Internet des objets. Cette technologie utilise de nombreux capteurs qui permettent aux opérateurs, le plus souvent étrangers de récupérer et de conserver les informations, ce qui constitue un nouveau risque de perte de souveraineté.

 

TLM : Quels sont les enjeux d’une perte de souveraineté ?

Jean-Gabriel Ganascia : La souveraineté se définit comme la capacité de l’État à assurer son autonomie, c’est-à-dire de maîtriser un certain nombre d’attributs dits régaliens : défense, sécurité intérieure, justice, finances. Il existe aussi des attributs annexes, liés par exemple à l’organisation du système de formation ou à celle du système de soins. Tous les pays n’incluent pas ces attributs annexes dans la définition de leur souveraineté. Aux États-Unis ce n’est pas l’État qui organise l’ensemble du système de santé, d’où le coût élevé de la prestation santé pour les usagers. Quant à nous, notre système de santé est en grande partie régulé par l’État. L’intervention d’acteurs privés ou étrangers pourrait conduire à un renchérissement de nos coûts de santé.

 

TLM : Sommes-nous au diapason avec nos partenaires européens sur la question de la souveraineté numérique ?

Jean-Gabriel Ganascia : La France a une forte tradition de centralisation en matière de santé, ce qui n’est pas le cas de tous les autres pays européens. La coordination avec nos voisins a du mal à se faire, ce qui est bien dommage car l’Europe aurait pu permettre de constituer une souveraineté commune.

 

TLM : Le constat est assez sévère. Est-il encore temps pour redresser la barre ?

Jean-Gabriel Ganascia : Il faudrait tirer parti du capital que la France possède en données de santé pour promouvoir des acteurs scientifiques français ou européens susceptibles d’organiser ces données de santé, en les ayant protégées au préalable et d’une manière qui en permette l’exploitation. La possibilité théorique existe donc, mais je ne suis pas certain que la volonté politique soit là. Je redoute que pour des bénéfices à court terme les autorités de santé décident d’ouvrir la France à des acteurs internationaux alors qu’il y a une réflexion à mener à plus long terme sur la notion même de souveraineté. À long terme nous serions bénéficiaires.

Propos recueillis par Bernard Maruani

 

 

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