• Guy Eiferman : La relation médecin/patient «augmentée» par le numérique

Discipline : Santé numérique

Date : 23/10/2023


  • 18_pictureEntretien_eiferman.png

L’OBJECTIVATION QUE PROCURE LE NUMÉRIQUE PERMET AU PATIENT DE PERCEVOIR QU’IL EST COMPLÈTEMENT ÉCOUTÉ, ET QUE LE MOINDRE DE SES SYMPTÔMES EST PRIS EN COMPTE, ANALYSE GUY EIFERMAN*, ASSOCIÉ CHEZ NEXTEP, DÉFENDANT L’IDÉE QUE LE DIALOGUE SINGULIER S’EN TROUVE AINSI RENFORCÉ...

 

TLM : Les outils numériques qui, sous certains aspects, se substituent au médecin n’altèrent-ils pas la qualité, voire la nature du colloque singulier ?
Guy Eiferman : La question est légitime. Je vous reprendrai néanmoins sur un point : je ne parlerais pas de substitution mais d’augmentation, au sens de « réalité augmentée » : rajouter un élément créant
de la valeur pour le patient sans pour autant que le colloque singulier perde en humanité et en capacité dialogale. Certes l’on peut voir le verre à moitié vide : le médecin risque de ne regarder que son écran et n’interroge ni n’examine plus, ou beaucoup moins, le patient. Mais on peut voir aussi le verre à moitié plein : le numérique permet au médecin d’augmenter son niveau d’information et de disposer d’outils de nature à lui permettre de mieux prendre en charge le patient. Je rappelle que, selon l’OCDE, près de 30 % des actes médicaux sont inutiles ou dangereux. L’utilisation de la donnée et de la technologie peut permettre, correctement mise en œuvre, d’améliorer la prise en charge des patients et de leur faire accéder au meilleur des thérapeutiques. Ce serait dommage de s’en priver ou d’aller à reculons, au prétexte qu’il y aurait un risque de déshumanisation ou de hacking des données, ce qui conduirait à l’immobilisme.

Pouvez-vous fournir un exemple de cette amélioration du dialogue médecin/patient par un outil numérique ?
GE : Je prendrai, en guise d’illustration, l’application Moovcare, sur laquelle j’ai travaillé, et qui est destinée aux patients atteints d’un cancer du poumon en phase de rémission. Classiquement le patient doit revoir son oncologue tous les trois à six mois, afin de pratiquer un scanner et, en cas de récidive, à réitérer le traitement. Ce protocole n’est pas sans poser problème. La lésion peut évoluer plus vite que le rythme des visites de routine, si bien que le patient aurait gagné à revenir plus tôt qu’à l’échéance du rendez-vous. Ensuite, même si le scanner, lors du rendez-vous, ne montre pas de récidive, le médecin ne peut se prononcer sur l’évolution dans l’attente de la consultation suivante, ce qui laisse le patient dans une incertitude et une appréhension constantes. Moovcare procure au patient la possibilité de renseigner de manière hebdomadaire, en ligne grâce à son smartphone, un score prédictif établi à partir d’un certain nombre de symptômes : lorsque ce score dépasse un certain seuil, une alerte est déclenchée auprès du médecin qui peut alors réaliser une téléconsultation au cours de laquelle il pourra donner au patient un rendez-vous rapproché. Des essais cliniques ont démontré toute l’efficacité de cette application, y compris en matière de survie globale : elle permet un redémarrage plus rapide du traitement et par là influe sur le pronostic. Ce suivi, qui améliore le dialogue avec le médecin, rassure incontestablement le patient tout au long de sa prise en charge : il n’est plus seul, livré à ses angoisses. L’objectivation que procure le numérique permet au patient de percevoir qu’il est complètement écouté, et que le moindre de ses symptômes est pris en compte. Peut alors s’instaurer un vrai dialogue sur la base de données complètes et organisées. C’est la raison pour laquelle Moovcare a été et reste à ce jour la première et la seule « thérapie digitale » remboursée par la Sécurité sociale.

Avec la téléconsultation, où le médecin ne touche pas le patient, ne se dirige-t-on pas vers une désincarnation croissante de la relation ?
GE : Je ne suis pas favorable à ce que toutes les consultations se déroulent en téléconsultation. Mais s’agissant d’un renouvellement d’ordonnance, par exemple, est-il nécessaire que le patient perde deux heures ou plus de son temps là où une téléconsultation lui prendrait une quinzaine de minutes avec son médecin traitant, qu’il revoit au demeurant régulièrement en consultation physique ? De ce point de vue chacun y est gagnant. Sans compter évidemment la solution que la téléconsultation apporte dans les déserts médicaux où elle procure au patient une chance d’être pris en charge, et plus rapidement. De fait il ne s’agit pas d’une pure et simple substitution. Tout est dans la mise en œuvre : si l’outil numérique remplace le médecin, il devient néfaste.

Souvent, un écran s’interpose entre le médecin et son patient, y compris en consultation physique. Comment remédier à cet état de choses ?
GE : On peut, par exemple, recourir à la reconnaissance vocale plutôt qu’à l’utilisation du clavier. Le médecin dialogue avec son patient tout en le regardant : le logiciel interprète la voix et saisit automatiquement les données dans les bons champs. Les fournisseurs de solutions pourraient mettre à disposition des professionnels de santé des outils de ce type susceptibles de faciliter le dialogue direct avec le patient. Ces formules existent aux États-Unis où leur utilisation est en croissance exponentielle, alors qu’en France elles ne sont que peu utilisées, par exemple pour les comptes-rendus envoyés par un professionnel de santé à un correspondant. J’ajoute que la formation des professionnels de santé au numérique est ici essentielle. Outre d’acculturer les médecins à cette technologie, elle permet d’en identifier les aspects menaçant le colloque singulier. On doit ainsi pouvoir, dans une démarche organisée et sereine, trouver des solutions. Ainsi la création récente de l’Institut national de la e-Santé (Ines) — organisme privé présidé par Fabrice Denis, l’oncologue à l’origine de Moovcare justement et œuvrant pour la formation des professionnels de santé et la qualification des solutions numériques — doit-elle être saluée.
Propos recueillis par Bernard Maruani

* Guy Eiferman a été à la direction générale de MSD France, la direction internationale de la Joint Venture entre Merck & Co/ MSD et Schering Plough et la direction mondiale pour l'aire thérapeutique cardiovasculaire. Il a créé en 2014 et dirigé au plan mondial pendant quatre ans la filiale Services et Solutions digitales pour Merck / MSD . Il a créé l'enseignement intitulé « Digital Innovation and Solutions in Health Industry » dans le cadre d’un master à Sciences-Po Paris dont il est diplômé après ces études d'ingénieur en mathématiques appliquées à l’Ecole Centrale de Paris. Il est actuellement Partner auprès de Nextep.
 

  • Scoop.it