• Ghislaine Alajouanine : « LA TÉLÉMÉDECINE, RÉHABILITER LE “FAIRE ATTENTION” AU PATIENT… »

L’écran ne fait pas écran… à l’empathie !

Discipline : Divers

Date : 20/04/2022


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En téléconsultation, l’attention au patient est la condition sine qua non d’un contact bienveillant et empathique, affirme Ghislaine Alajouanine…

 

TLM : Quelles réflexions vous inspire l’essor actuel de la télémédecine ?

Ghislaine Alajouanine : Nous avons accédé à une nouvelle ère. Les téléconsultations ont été multipliées par 100 : la première semaine de mars 2020, nous en étions à un million de téléconsultations contre 10.000 un an plus tôt. Les médecins se sont mis à la télémédecine parce qu'ils étaient au pied du mur mais ceux qui en ont fait l'expérience ne veulent plus vraiment s’en passer, ils ont découvert l'efficacité des outils qu’elle propose. Et le virage est irréversible.

L'intelligence artificielle est devenue l’alliée du médecin. Même si elle n’en est qu'à ses balbutiements, les perspectives sont infinies. D’ores et déjà l’intelligence artificielle permet de mesurer à distance des constantes corporelles comme la fréquence cardiaque, la saturation, la fréquence respiratoire. La caméra du dispositif permet de repérer une pâleur, une cyanose, un amaigrissement, des modifications du grain de la peau imperceptibles à l’œil nu, etc. Grâce à l’ensemble de ces fonctions, l’intelligence artificielle qui permet aussi la mesure des constantes biologiques, aide à poser le diagnostic. Sans compter le gain de temps : le médecin, avec son intelligence, ses 10 à 15 années d'études et son expérience, peut ainsi mieux tirer parti de son temps.

Je me bats depuis 30 ans pour défendre l'idée qu'il vaut mieux faire voyager les données que les patients. La télémédecine permet d'un coup de baguette magique d’amener le médecin au chevet du patient. A cet égard l'intelligence artificielle est l'une des toutes premières mesures barrières contre la contamination : passer une à deux heures dans une salle d'attente bondée pour un orgelet ou pour un renouvellement d'ordonnance est moins que jamais une solution.

 

TLM : La télémédecine a aussi son rôle à jouer pour pallier la désertification médicale…

Ghislaine Alajouanine : Et pour cause ! Ce sont 192 bassins de vie qui sont en danger et plus de 8 millions de personnes qui n'ont pas un accès équitable aux soins. Dans certaines localités il faut attendre jusqu’à neuf mois pour un rendez-vous avec le dermatologue, alors qu'en télémédecine une photo augmentée permet savoir s’il y a urgence ou non. Il faut tout faire pour que n’importe quel patient puisse avoir, n'importe où et dans les délais les plus brefs, la réponse aux questions angoissantes qui le tenaillent : « qu'est-ce que j'ai ? », « que je dois faire ? ».

Or pour y parvenir il faut une volonté politique et des fonds. À l'heure actuelle la maison brûle et il faut un plan Marshal. J'ai adressé au président de la république une lettre proposant que soit mis en place un plan quinquennal de zéro déserts médicaux, avec s'il le faut une souscription nationale. A cet effet j’ai lancé ledit Fonds de solidarité santé (HS2) qui est assis sur des produits financiers et dont l’objectif est de financer des projets de structures de soins. Ce fonds donne du sens à l'épargne : il permet de motiver les épargnants non seulement par les intérêts qu’ils peuvent en retirer mais également par la destination de leurs investissements.

 

TLM : L’écran ne déshumanise-t-il pas la relation avec le patient ?

Ghislaine Alajouanine : Comment cela se passe-t-il sinon ? Derrière son écran et accaparé par ce dernier pour diverses tâches, le médecin en vient parfois à ne plus vraiment regarder le patient. Le paradoxe veut qu’au contraire la téléconsultation impose un face-à-face : le médecin est obligé de regarder le patient, de l'écouter, de le questionner et de mener un interrogatoire précis au cours duquel le patient est amené à devenir acteur de la consultation –il pratique sur lui-même un certain nombre de gestes demandés par le médecin et lui fait part de ses sensations. En télémédecine plus qu’ailleurs le médecin doit apprendre à entendre, à écouter, à observer et à communiquer. L'écran ne doit pas faire... écran à l'empathie ! Il faut ici réhabiliter le « faire attention », faire attention au patient. La télémédecine n'existe pas sans cette attention. Du coup le contact devient plus chaleureux, bienveillant et empathique. C’est ce que j’appelle la convivance, l’alliance du vivre ensemble et de la bienveillance.

 

TLM : Question lancinante, la machine ne va-t-elle pas remplacer le médecin ?

Ghislaine Alajouanine : Jamais le robot ni l'intelligence artificielle ne remplaceront l'intelligence naturelle. Le robot doit se conformer à la volonté humaine. En soi ce n’est qu’un outil sans âme ni conscience ni intelligence sinon celles dont nous le dotons.Ce n’est jamais qu'un outil au service du professionnel et du patient. Mais le médecin doit faire preuve d’humilité et accepter de se faire aider par l'intelligence artificielle. Le doppler aurait-il rendu inutile l'intervention du phlébologue ! La véritable question n'est plus de savoir si nous devons nous servir de l’Internet et de l’intelligence artificielle, mais comment nous en servir et apprendre à les apprivoiser.

 

TLM : Apprendre à s’en servir implique de s’y former…

Ghislaine Alajouanine : La téléconsultation doit être enseignée non seulement aux médecins et aux autres professionnels de santé mais aussi aux auxiliaires de vie et aux aidants. Concernant ces derniers l'objectif de l’Institut de Télémédecine est de les former à l'utilisation des capteurs permettant de relever les paramètres à adresser au médecin, qu’ils sachent aussi vérifier les outils utilisés par le patient, que la balance ait bien ses piles, que le tensiomètre soit en bon état de marche, etc. En d'autres termes la formation doit être pratique et moins théorique. Et il va falloir s'atteler à mettre en place une certification.

Propos recueillis

par Bernard Maruani

 

 

Biographie

Ghislaine Alajouanine est présidente de l’Académie francophone de Télémédecine et eSanté. Elle est aussi prospectiviste experte en économie et sociologie de l'innovation, présidente du Haut Conseil français de Télésanté et membre élu correspondant de l’Institut de France-Académie des Sciences morales et politiques. Elle a écrit notamment « Plaidoyer pour la convivance » (Hermann Editeurs, 2017) ; « La Révolution Silencieuse des Seniors » (Eyrolles, 2017 « Enthousiasmez-vous ! Un vent divin… » (Cahiers bleus, 2014).

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